Les États renforcent les sanctions contre les grandes plateformes
Assiste-t-on à un serrage de vis général concernant les plateformes numériques ? Cette rentrée est en tout cas marquée par une série de sanctions amères pour les patrons des grands réseaux sociaux. Deux événements très médiatisés ont fait couler beaucoup d’encre : l’arrestation du patron du service de messagerie cryptée Telegram en France le 24 août, puis le bannissement de X (ex-Twitter) au Brésil quelques jours plus tard. « La justice tape du poing sur la table, c’est un point de basculement, confirme Romain Badouard, chercheur en sciences de l’information et de la communication et maître de conférences à l’Université Paris Panthéon-Assas. Au Brésil, les plateformes en ligne ont bien plus à perdre d’une coupure de réseau que de lourdes amendes financières.
Cette perte peut se résumer en un chiffre clé : 22 millions. Cela correspond aux utilisateurs perdus par le réseau social X après son interdiction le 31 août. La mesure couvait depuis de nombreux mois. Après avoir réclamé à plusieurs reprises la fermeture des comptes pro-Bolsonaro, qui propageaient de la désinformation, la justice brésilienne a finalement pris des mesures contre son patron Elon Musk. Le 28 août, le juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes a exigé que X désigne un représentant légal dans le pays dans les 24 heures, sous peine de suspension indéfinie. « Une décision très rare dans un pays doté d’un système démocratique, d’un État de droit et d’une économie de marché »note Rémi Devaux, chercheur à l’Institut Mines-Télécom Business School. Elon Musk a préféré jouer la carte de la provocation, en invitant les internautes à contourner l’interdiction. Désormais, toute personne tentant d’utiliser le réseau social devra s’acquitter d’une amende quotidienne de 50 000 réis (environ 8 000 euros).
Mettre fin au sentiment d’impunité des grandes plateformes
Une semaine plus tôt, la justice française s’en était directement prise au patron de Telegram, pour des raisons totalement différentes. Pavel Dourov, qui se pose en chantre de la liberté d’expression sur son service de messagerie cryptée, est accusé de n’avoir rien fait pour empêcher la circulation de contenus illicites sur sa plateforme, malgré les multiples réquisitions judiciaires qui lui ont été adressées. Arrêté le 24 août à sa sortie de l’aéroport du Bourget, mis en examen et placé sous stricte surveillance judiciaire, le milliardaire franco-russe est directement incriminé pour « complicité de diffusion d’images pédopornographiques »de « trafic de drogue » et de « blanchiment de crimes »Le patron de ce réseau social aux quelque 950 millions d’utilisateurs dans le monde est visé par une triple injonction judiciaire : le paiement d’une caution de 5 millions d’euros, l’obligation de se présenter au commissariat deux fois par semaine et l’interdiction de quitter le territoire français.
Ces décisions judiciaires fortes reflètent une même volonté : mettre fin au sentiment d’impunité de ces grandes plateformes et de leurs patrons, qui semblent opérer au-dessus de tout cadre légal. « Depuis plusieurs années, les États ont placé ces questions numériques au cœur de leurs préoccupations », explique Clément Perarnaud, Chercheur en sciences politiques à la Brussels School of Governance. De nombreux pays ont fait de la lutte contre les campagnes de désinformation et les formes d’ingérence étrangère – facilitées par un manque de régulation suffisante des réseaux sociaux – une priorité politique.
Des mesures vraiment efficaces ?
Tentatives d’ingérence au nom desquelles « Ils s’arrogent le pouvoir de bloquer les réseaux sociaux »alerte Félix Tréguer, chercheur et membre de La Quadrature du Net, association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet. En Nouvelle-Calédonie, après la proclamation de l’état d’urgence le 15 mai, le gouvernement français avait décrété l’interdiction de TikTok sur des bases juridiques fragiles, au nom de la liberté de la presse. « ingérence et manipulation de la plateforme dont la société mère est chinoise »Aux États-Unis, une loi votée par le Congrès américain en avril est même allée jusqu’à exiger la vente de TikTok – propriété de l’entreprise chinoise ByteDance – à des propriétaires américains, au nom de la protection de la sécurité nationale.
Ces mesures sont-elles efficaces ? Après la confirmation du blocage de X au Brésil, Elon Musk a déclaré se conformer à l’ordre de la Cour suprême, tandis que la justice française et la justice belge ont confirmé un élan de collaboration de Telegram, dans la foulée de l’arrestation de son patron. Outre-Atlantique, Meta a même annoncé l’interdiction des médias d’État russes sur Facebook, Instagram et WhatsApp, pour éviter « toute activité d’ingérence étrangère ».
Ces formes de collaboration sont cependant impopulaires et largement évitées. « Au Brésil, des formes de contournement de l’interdiction ont déjà été observées, à travers l’utilisation de serveurs relais situés en dehors du territoire national », « Au-delà de leur efficacité, elles constituent des atteintes à la liberté d’expression des utilisateurs », souligne Félix Tréguer. La Quadrature du Net a également saisi la justice contre la décision du gouvernement français de bloquer l’accès à TikTok, tandis qu’au Brésil, de nombreuses manifestations ont éclaté depuis l’interdiction de X.
En Europe, un projet législatif depuis 2014
Bien que ces mesures surprennent par leur radicalité, elles ne sont pas nouvelles. « Elles s’inscrivent dans un mouvement plus large de prolifération de lois visant à réguler ces plateformes, notamment à l’échelle européenne », note le chercheur Rémi Devaux. Le régulateur européen a entamé en 2014 des travaux visant à harmoniser le cadre juridique de ces entreprises, motivés d’abord par les révélations de l’affaire Snowden – la collaboration des plateformes avec des agences de surveillance via la collecte de données privées – puis par l’élection de Donald Trump en 2016, marquée par l’ingérence étrangère russe.
Après un premier règlement européen visant à la protection des données personnelles, entré en vigueur en 2018, un texte destiné à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique ainsi qu’un règlement sur les services numériques sont progressivement appliqués dans l’Union européenne depuis 2023. Ce règlement vise à lutter contre la désinformation, la circulation de contenus haineux ou illicites sur Internet. « de très grandes plateformes ». En somme, rendre illégal en ligne ce qui est illégal hors ligne, dans un esprit de collaboration entre pouvoirs publics et réseaux sociaux. Nous manquons encore de recul pour évaluer la portée de ce texte récent. Pour Félix Tréguer, « Son efficacité se mesurera à sa capacité à prévenir les campagnes de désinformation et à rétablir des débats publics moins polarisés. »
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De nouvelles sanctions prises contre les géants du numérique
Une amende record. Le 10 septembre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a confirmé qu’Apple devra payer une amende de 13 milliards d’euros à l’Irlande, correspondant à des impôts impayés.
Des pratiques anticoncurrentielles condamnées. Le même jour, une amende de 2,4 milliards d’euros a également été confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne à l’encontre de Google, pour abus de position dominante sur le marché de la recherche en ligne, après sept ans de bataille judiciaire.
Une décision annulée. Dans un geste rare, l’autorité européenne a toutefois annulé l’amende de 1,49 milliard d’euros qu’elle avait infligée à Google en 2019 pour abus de position dominante. La Commission européenne aurait « a fait des erreurs de jugement »explique la CJUE, mais elle pourra faire appel.
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