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à Tchassiv Iar, une bataille stratégique pour Kiev comme pour Moscou

La conquête de cette ville permettrait aux forces russes de pénétrer dans la région orientale du Donbass et de se rapprocher de Kramatorsk, important hub ferroviaire et logistique de l’armée ukrainienne.

Le drapeau ukrainien flottera-t-il encore longtemps sur Chassiv Yar ? La situation autour de cette petite ville de l’est de l’Ukraine est « difficile et tendu »a reconnu l’armée, dimanche 7 avril. Déjà dévastée par plus de deux ans de combats, la localité, qui compte désormais 770 habitants (contre 13 000 avant la guerre), se retrouve « sous le feu constant » forces russes pendant plusieurs semaines.

Si le front est resté relativement stable l’an dernier, Moscou a profité de l’affaiblissement de Kiev, qui manquait d’hommes et de munitions, pour gagner du terrain. « Si avant il y avait des moments où il y avait du silence dans la ville, maintenant il n’y en a plus (…) La ville entière brûle », Serguiï Tchaous, chef de l’administration militaire locale, a décrit à l’AFP. Dans la région du Donbass, Chassiv Yar est désormais au cœur de l’offensive russe. Une bataille stratégique s’y joue, tant pour Kiev que pour Moscou.

Une porte vers le contrôle du Donbass

Chassiv Iar « ce n’est pas une localité fondamentale, mais il y a une communication politique importante qui s’y fait » par les Russes, explique Thibault Fouillet, directeur scientifique à l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD). Après avoir conquis Bakhmout, à proximité, en mai 2023, puis Avdiivka en février dernier, aux portes de Donetsk, « La Russie poursuitnotre objectif est de capturer tout le Donbass », analyse Stéphane Audrand, consultant international en risques et spécialiste militaire.

Chassiv Iar constitue en effet l’un des derniers « serrures défensives » Forces ukrainiennes, devant la ville de Kramatorsk, plus à l’ouest. Cette ville comptait 150 000 habitants avant la guerre et représente un nœud logistique important pour l’armée ukrainienne. Chassiv Iar est aussi une porte d’entrée vers Sloviansk et Kostiantyniv.

Dans l’est de l’Ukraine, la ville de Chassiv Yar est l’une des dernières "serrures défensives" de l'armée ukrainienne devant les villes de Kramatorsk et Sloviansk, plus à l'ouest.  (HÉLOISE KROB / FRANCEINFO)

Mais ces villes sont reliés entre eux par des routes principales « pour les manœuvres logistiques de l’armée ukrainienne », rappelle Stéphane Audrand. Notamment « en basse saison »car ce sont des routes recouvertes d’asphalte, qui permettent aux véhicules militaires de passer plus facilement que sur les sols boueux propres à l’Ukraine durant l’hiver.

« La capture de Chassiv Yar forcerait le retrait ukrainien et provoquerait de sérieuses tensions logistiques à Kiev. »

Stéphane Audrand, spécialiste militaire

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« Si les Russes parvenaient à prendre Chassiv Iar, puis Kramatorsk, ils pourraient revendiquer le contrôle presque total de la région. de Donetsk », une des régions annexées par Vladimir Poutine en 2022, mais pour laquelle Kiev se bat toujours, observe Thibault Fouillet. « La dimension symbolique et politique serait très importante ». D’autant que les séparatistes pro-russes se sont brièvement emparés de Kramatorsk et de Sloviansk lors des premiers affrontements avec Kiev en 2014, avant d’être repoussés par les Ukrainiens.

Un terrain défavorable pour les Russes

Malgré la pression russe, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Oleksandr Syrsky, a affirmé le 6 avril que Chasiv Yar restait « sous contrôle » et c’est tout « l’ennemi tente de percer » front « ont échoué ». Les Russes sont en effet confrontés à plusieurs difficultés. D’abord parce que Tchassiv Iar se situe à environ 200 mètres d’altitude. Et comme dans toute guerre, « cette hauteur complique l’assaut de l’infanteriet facilite les tirs défensifs. Cela ralentit les progrès de la Russie.explique Thibault Fouillet. « Dès qu’on est en haut, on voit plus loin, et on peut tirer plus loin », compléter Stéphane Audrand. Si vous êtes au pied d’une colline, la vue est bloquée. Tirer en hauteur avec un canon ou un mortier portera toujours plus loin. »

Fortifications

Chassiv Iar est également traversé par un canal. Pourtant, traverser un cours d’eau est toujours délicat et tactique. Les forces russes doivent trouver un moyen de le traverser – à l’aide d’un pont mobile par exemple – et sécuriser ce passage. « L’armée russe doit protéger ses unités devant le canal lors de la construction du pont, protéger ses soldats lors de la traversée, puis de l’autre côté du pont », illustre Thibault Fouillet. En mai 2022, un bataillon russe tente de traverser la rivière Donets dans le Donbass, mais l’artillerie ukrainienne anticipe cette traversée et la décime. En quelques heures, quelque 500 soldats russes ont été tués ou blessés et plus de 80 véhicules détruits, rappelle Le Parisien.

« Le passage du canal Chassiv Iar représente un obstacle opérationnel pour les Russes et ralentit leur progression. »

Thibault Fouillet, chercheur à l’Institut d’études de stratégie et de défense

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Autre obstacle pour les Russes : la construction par les Ukrainiens d’une ligne fortifiée pour ralentir leur avancée vers Kramatorsk. « Elle est construit le long de la ligne de front – bien que la position exacte reste inconnue. Il est constitué de tranchées, fossés anti-véhicules pour couper les passages.décrire Thibault Fouillet. Depuis l’échec de sa contre-offensive l’été dernier, Kiev a commencé à creuser des tranchées et à construire des lignes défensives pour ralentir les Russes et empêcher une percée. Ces fortifications sont un réseau de tranchées, de fossés antichar et de rangées de blocs de béton pyramidaux appelés « dents de dragon », destinés à ralentir les blindés qui montent à l’assaut. À Chassiv Yar, plus l’armée russe met du temps à traverser le canal, plus l’armée ukrainienne peut solidifier cette ligne de défense. « L’ennemi des Russes en ce moment, c’est le temps »souligne Thibault Fouillet.

Des drones pour contrer la guerre d’usure

Malgré les obstacles géographiques de Chassiv Yar, les Russes ont néanmoins l’initiative sur le front. Face au manque de munitions de l’armée ukrainienne, Moscou poursuit sa stratégie d’usure. Sur la route qui relie Tchassiv Iar à Bakhmout, elle « utilise beaucoup d’hommes, beaucoup de munitions », » a déclaré à l’AFP un soldat ukrainien de la 5e brigade d’assaut. «Les Russes tentent de mener des actions d’assaut directement contre les colonies de Bogdanivka et d’Ivanivské, qui entourent Chasiv Yar. Ils tentent également de mener des actions offensives entre ces colonies. »a ajouté à l’AFP Oleg Kalachnikov, porte-parole d’une brigade engagée dans les combats.

Des ingénieurs ukrainiens transforment des drones civils à des fins militaires, à Kostiantynivka, région de Donetsk, le 19 mars 2024. (NARCISO CONTRERAS/ANADOLU/AFP)

La logique est la même que celle déployée à Avdiivka, Bakhmout ou Kherson. Après plus de deux ans de guerre, « l’armée russe n’est pas en train de faire une grande percée », explique Stéphane Audrand. « Il bombardera, matraquera la ligne de front avec l’aviation et l’artillerie, puis son infanterie attaquera la ville », il illustre. L’objectif est d’épuiser l’armée ukrainienne et de « ronger petit à petit le territoire ukrainien ». Devant,« L« Les Ukrainiens disposent encore de quelques brigades mécanisées, d’une brigade blindée et d’une brigade territoriale, mais rien dans lequel s’engager. » poursuit le spécialiste.

« L’Ukraine ne dispose pas de suffisamment de mobilité pour reprendre l’initiative. C’est pourquoi son armée reste sur la défensive. »

Stéphane Audrand, spécialiste militaire

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A Chassiv Yar, les forces ukrainiennes résistent en partie grâce aux drones. L’utilisation de ces armes peu coûteuses et faciles à fabriquer permet « épuiser au moins les forces mécanisées russes et une partie de leur infanterie », décrit Stéphane Audrand. Mais Moscou les utilise aussi. « De nombreux drones sont désormais en action »jour et nuit, a déclaré à l’AFP Serguii, un soldat ukrainien de la cinquième brigade d’assaut. « Le drone continue de voler jusqu’à ce qu’il vous tue ou qu’il tombe à côté de vous pour vous blesser jusqu’à ce qu’un autre arrive. »décrit Egor, un autre combattant ukrainien. « C’est le premier conflit où l’on assiste à une substitution à une telle échelle de l’artillerie et des missiles antichar par des drones », observe Stéphane Audrand.

Une offensive estivale redoutée en Russie

Combien de temps cet équilibre des pouvoirs peut-il durer ? « Les Russes peuvent continuer ainsi jusqu’à l’été. Mais leur stratégie est coûteuse en hommes et en matériel. », estime Stéphane Audrand. L’été sera une saison décisive puisque c’est la période la plus favorable à l’utilisation des véhicules blindés, qui permettent de mener des offensives sur le champ de bataille. Mais même si les Russes ont l’avantage, « leurs progrès restent lents »ombre Thibault Fouillet.

« Les Russes ont mis plus de cinq mois pour prendre Avdiivka. Beaucoup de choses peuvent arriver pendant ce temps : des livraisons d’armes à l’Ukraine, l’existence d’autres lieux de pression sur le front… »

Thibault Fouillet, chercheur à l’Institut d’études de stratégie et de défense

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Fin mars, le commandant des forces terrestres ukrainiennes estimait « possible » une offensive d’été russe impliquant 100 000 hommes. « Ce ne sera pas forcément une offensive. Peut-être qu’ils l’utiliseront pour reconstituer leurs unités qui perdent leurs capacités de combat »a » a déclaré le général Oleksandre Pavliouk, avant d’avertir : « Seul un ralentissement de leurs actions nous permettra de prendre des initiatives. »

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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