Les rappeurs du déshonneur et leurs suiveurs
jeIl faut endurer ces presque dix minutes assez insupportables. Un tunnel d’appels à la violence, de délire obsédant, d’antisionisme répétitif, d’obsession palestinienne, de quête identitaire hypertrophiée, de vulgarité misogyne, de théories complotistes médiévales… Voici « No Pasaran » : un titre fleuve qui noie dans ses flots saumâtres des rappeurs éructant leur seau d’insultes pyromanes, sous couvert d’une chanson partisane.
Sur le papier, l’objectif de la pièce, disponible sur les plateformes de streaming depuis la nuit du 1euh au 2 juillet, il n’y avait rien de déshonorant (qu’on soit d’accord ou non avec la démarche) : appeler les jeunes à voter contre le Rassemblement national (RN) au second tour des législatives anticipées du 7 juillet. Mais la tempête déclenchée ces dernières quarante-huit heures par l’indignité grossière de certaines comptines a un effet dissuasif réel.
Rappel des faits : à l’initiative du designer Ramdane Touhami et du producteur Djamel Fezari, alias DJ Kore, une vingtaine de rappeurs ont conjugué leur rage en studio la semaine dernière pour enregistrer ce « No Pasaran » au titre largement emprunté au cri de ralliement des partisans espagnols antifranquistes.
Dans son édition du lundi 1euh Juillet, le quotidien Libérer L’article relate une rencontre entre son journaliste et le duo, organisée le jeudi 27 juin dans un hôtel parisien, alors que les deux hommes mettaient la dernière main à l’incendiaire, décrit dans l’article comme « un projet aussi colossal qu’urgent ». « Il fallait revenir à l’essence du rap : faire passer un message. (…) On ne pouvait pas rester les bras croisés et ne rien faire », lance l’un. « On n’est pas que des abrutis. (…) On va vous emmener dans un endroit où la plupart d’entre vous ne nous ont jamais vus », promet l’autre.
Apologie du trafic de drogue, ambiance islamiste
L’auteur de l’article, qui a donc écouté le résultat en avant-première, décrit ainsi la prose des artistes : « Une variété d’angles assez excitante (…), de la naïveté, voire de la bêtise totale, à la précision documentaire, en passant par la violence pure et quelques injonctions classiques à aller niquer telle ou telle mère (sic). Il y a fort à parier que deux ou trois punchlines, que nous ne citerons pas ici pour ne pas pré-mâcher l’œuvre aux détracteurs, ne manqueront pas d’être sorties de leur contexte pour décrédibiliser le projet. »
Anthologie de ce que l’article appelle « violence artistique », paraphrasant l’une des voix de « No Pasaran », le rappeur Alkpote – qui, rappelons-le, avant d’enregistrer une chanson avec l’artiste Bilal Hassani, s’est clairement déclaré homophobe.
Qu’est-ce qu’on a là ? L’apologie du trafic de drogue par Zola : « Fermez les frontières mais la came montera de toute façon de Marbella/Alors ouais c’est pour ça que je les baise, alors ouais c’est pour ça que je suis payé (ouais, ouais). » L’ambiance islamiste et la misogynie brutale d’Alkpote : « Je recharge la kalachnikov comme Ramzan Kadyrov/Niquez l’imam Chalgoumi et ceux qui suivent le Sheitan à tout prix (l’imam de Drancy menacé de mort depuis des années pour ses positions républicaines, ndlr)/Marine et Marion les putes, un coup de matraque sur ces chiennes en chaleur ».
Toujours avec M. Capote, petite louche de théories complotistes fiévreuses : « Fuck tous ces députés, on sait qu’ils manipulent les statistiques/Ils font du mal à nos enfants/Ils veulent nous injecter une puce dans le sang (Antechris) », suivi d’une attaque antimaçonnique délivrée par Cokein : « Espèce de franc-maçon, tu te nourris du sang que tu consommes/Dans leurs ambassades, c’est le Sheitan qui les fascine. » Ailleurs, c’est Mac Tyer qui se risque à un jeu de mots limite : « Le monde est contrôlé par les illuminati » (petit clin d’œil au terme Illuminati, chouchou des sphères complotistes teintées d’antisémitisme).
Plainte collective de la communauté
Criblé d’une doxa du « eux contre nous », cultivant les graines d’un esprit de séparatisme plutôt qu’un appel à la concorde pour affronter ensemble les dangers, ce cantique de petites canailles – pour paraphraser à notre tour l’une des expressions favorites de l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira – va encore un peu plus loin quand Akhenaton prend le micro.
En roue libre depuis les années Covid via ses réseaux sociaux, complotiste et antisioniste déclaré, l’ex-leader du groupe I Am s’en donne à cœur joie avec ses passions tristes : la culture du « tout pourri » mêlée à un relativisme vague (« Vingt ans de 11 septembre, la Syrie, les attentats et les faits divers minables en boucle, tous les jours dans les médias/L’État nous fait les poches, prend l’argent, avec, on se fait tabasser par les flics ») et à l’inverse des valeurs à visée obsessionnelle (« Les trentenaires font leur retour, c’est normal que Sheytanyahou soit le Blanc qui assure leur contact »). Comme ses collègues, Akhenaton est obsédé par le Sheitan (Version arabe de Satan, mentionné trois fois dans la chanson), alors que l’auditeur cherche encore le lien entre nos élections législatives et le Premier ministre israélien. Le Mia nous manquons…
Enfin, autre récurrence : la Palestine, encore et toujours hors sujet mais encore et toujours au cœur de la logorrhée des rappeurs monomaniaques, de Costa (« Vive la Palestine, de la Seine au Jourdain, fuck Jordan, c’est un pantin ») à Demi Portion (« Les racistes votent, nous aussi, et mon cœur est en Palestine/Nous restons fiers, ce sont nos principes et mon cœur est en Palestine »).
Ici et là, heureusement, dans certains recoins de cette plainte collective communautariste et tout sauf politiquement responsable (le rappeur RK se vante même de n’avoir « jamais voté »), quelques mots plutôt bien ficelés derrière la brutalité sauvent l’honneur. Et l’appel à se rendre aux urnes reste, même sous cette forme brutale, toujours salutaire. Mais comment fermer les yeux sur le reste ?
Curieuse indulgence, Akhenaton érigé en sage
Les auteurs de « No Pasaran » en ont rêvé, une certaine presse le fait. Et s’obstine à ne pas voir – ou dénoncer – les facettes les plus intolérables de ce délire. Dans un article publié le 3 juillet, Libérer reconnaît les « saillies antisémites » de « No Pasaran », mais le quotidien défend néanmoins le titre controversé pour la seule raison que « cela donne aussi, à travers le conflit médiatique qui s’est ouvert depuis sa sortie, un avant-goût du type d’intimidation et de censure qui attend tous les artistes si le Rassemblement national arrive au pouvoir ».
Oui, « No Pasaran » est « problématique », concèdent nos confrères, mais « qui aurait pu imaginer une seconde qu’une réponse de dernière minute du monde du rap français à la menace du RN au pouvoir prendrait la forme mesurée d’une chanson contestataire émaillée de belles rimes cautionnées par l’Académie française ? » Et le journal de conclure : « Ne nous trompons pas d’indignation. » S’indigner contre l’antisémitisme, c’est donc se tromper de cause, selon Libération.
Ailleurs, une curieuse indulgence domine également : Le Parisien évoque sobrement des « propos particulièrement virulents contre le Rassemblement national ou ses dirigeants ». Sur le site de France Info, on lit que « les rappeurs utilisent des paroles incisives pour dénoncer la montée de l’extrême droite », tandis que Le monde résume l’affaire par ces mots à propos des artistes impliqués dans ce sinistre tube : « Certains tiennent des propos sexistes et outrageants sur Marine Le Pen et Marion Maréchal ou menacent d’une réponse violente. Mais le sage Akhenaton, qui se plaint d’écrire la même histoire depuis quarante ans, conclut : « Rien n’a changé/Je préfère la main tendue au bras tendu. »
Certes, la main tendue est une preuve de sagesse. Hélas, on ne peut pas en dire autant, en parcourant son fil X, du reste des discours d’Akhenaton. En vérité, on aurait préféré le voir se lever plus courageusement, tout comme ses amis, pour défendre le rappeur iranien condamné à mort Toomaj Salehi, mais leurs ennemis sont ailleurs.
Inspiré également d’un autre morceau de rap contestataire de 11 minutes 30 composé contre les lois Debré en 1997, « No Pasaran » s’inscrit malheureusement dans la même « sous-culture complotiste la plus sale, non dénuée de sous-entendus antisémites » (pour reprendre un argument du site Conspiracy Watch et de la Licra à propos de la chanson « Empire » du groupe controversé Sniper) trop souvent scandée dans un certain rap français, sur lequel une partie de la gauche a choisi de fermer les yeux.
Et, une fois de plus, depuis lundi, les bonnes âmes ont laissé libre cours à l’extrême droite pour s’accaparer le concert des récriminations légitimes. Un cercle vicieux. Le clip de « No Pasaran » s’ouvre sur un carton nous informant que « tous les revenus générés par cette chanson seront reversés à la Fondation Abbé-Pierre ». On imagine que le soutien du défunt homme d’Eglise, par le passé, aux propos négationnistes de son ami, le philosophe Roger Garaudy, était une pure coïncidence.