dans les rayons d’un hypermarché de Nouméa, « ce sont les courses de survie »
Après une semaine de fermeture forcée, une enseigne Géant a rouvert ses portes « en mode dégradé » dans la capitale du « Caillou ». Derrière les 5 700 mètres carrés d’étagères, une version miniature de l’archipel où personnel, clients et voisins tentent de se débrouiller.
La caissière elle-même semble confuse. « Je suis désolé madame, mais vous avez pris trop de produit. Que voulez-vous que j’enlève ? » Le client, interloqué, examine en quelques secondes les objets posés sur le tapis. « Un de mes savons, alors », balbutie-t-elle, pas entièrement convaincue de son choix. Une semaine après le début des violentes émeutes qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie, le‘immense L’hypermarché Géant du quartier Sainte-Marie, au cœur de Nouméa, vient de rouvrir ses portes Le weekend dernier. Mais à l’instar de l’archipel français du Pacifique, la marque est également présente « mode dégradé ».
Lundi 20 mai, sept agents de sécurité contrôlent les entrées et sorties du magasin. Trois autres sont postés sur le parking. Les clients entrent par groupes de trente. Les charrettes sont interdites. Il faut que tout rentre dans un sac, il faut rationner. Un gérant, dossard jaune sur le dos, préfère prévenir les prochains clients : « Vous ne pourrez pas faire vos courses mensuelles ! » Partout, des panneaux rappellent les règles : « Deux articles par cycle de produit à la caisse » Et « deux kilos de fruits et légumes par personne ». Toutes les cinq minutes, les agents d’accueil répètent à tour de rôle le message sur les haut-parleurs.
La marque a en quelque sorte retrouvé sa configuration.Covid-19″, avec une place de choix pour les produits essentiels. Un réapprovisionnement en rouleaux de papier toilette arrive sur un transpalette. Mosa se charge de les mettre en rayon. « L’idée est que les gens puissent trouver rapidement ce dont ils ont besoin. Juste après le papier, nous avons ajouté le jus d’orange. »
Impossible, en revanche, de profiter du « mega maxi promo » sur les appareils électroménagers. Le rayon est bloqué par des palettes en bois et du ruban d’avertissement. « Produits non essentiels », juge la direction. Il fait 25°C dehors, mais personne non plus ne semble intéressé par les transats. « Qui aurait envie d’aller à la plage alors qu’il y a eu une autre fusillade à la Kalachnikov hier soir ? » demande Violaine, infirmière à l’hôpital de la capitale Nouméa. Un autre client souligne que la publicité qui flotte au-dessus des rayons a mal vieilli. « ‘Deux voyages par jour à gagner. Bali, Los Angeles, Dubaï.’ L’aéroport devrait déjà rouvrir ici… »
L’hypermarché de 5 700 mètres carrés ressemble à une Nouvelle-Calédonie miniature, où collaborateurs et clients tentent tant bien que mal de faire face à la crise et à ses conséquences. Ce jour-là, celle qui tient la caisse numéro 1 est habituée à manipuler de l’argent, mais des sommes bien plus importantes : Ingrid travaille normalement dans les étages comme directrice financière du groupe Bernard Hayot, propriétaire de la marque. « Aujourd’hui, nous ne faisons pas d’appel, comptons les absents et les présents. Nous sommes dans un esprit de solidarité, je découvre moi-même la situation », commente le dirigeant, vêtu comme tout le monde d’un t-shirt rouge arborant le nom de la marque. On a des salariés qui ne peuvent pas travailler, soit parce qu’il n’y a plus de gaz, ou parce qu’il y a des barrages routiers.
Dans les allées, une femme âgée traîne sa canne. Elle cherche des piles pour ses lampes de poche. C’est « juste au cas où, si tu dois te cacher. » Sur le reste de sa liste de courses, « des pâtes, des œufs et un gros rouleau de scotch ». « Avez-vous ce? » demande-t-elle à un employé. « C’est pour consolider nos barricades dans mon quartier. »
Le rayon ruban adhésif reste bien achalandé. Pas comme le poissonnerie, déjà fermée. Là la boucherie ne devrait pas tarder. Au rayon fruits et légumes, Sylvie passe ses journées à retirer les étiquettes des étals vides. Aubergines, finies. Pommes de terre, c’est fini. Carottes, c’est fini. Chou, fini. La voilà, tremblante devant le bac à céleri. « Ça me fait mal au cœur, car il y a des mères, des enfants, qui arrivent et qui n’ont plus rien dans leur frigo. Je ne sais pas si on peut le dire comme ça, mais la vérité est que les gens essaient de survivre. Ce sont les courses de survie !
« Ce matin, un homme a pleuré parce qu’il n’avait rien mangé depuis trois jours. Il avait promis d’apporter à manger à ses enfants. Mais quoi ? Il ne reste plus rien. »
Sylvie, employée de Géantsur franceinfo
Un peu plus tard, une camionnette traverse le parking. « Arrivée des œufs, estime un employé. En échec, ils ressemblent plus à des plantes. « Quand serez-vous réapprovisionné ? »» demande poliment un couple. « Je ne vais pas vous mentir, personne ne le sait. » Le 16 mai, trois jours après le début des violences urbaines, David Guyenne, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Nouvelle-Calédonie, déclarait à l’AFP : « 80 à 90% » la part du circuit de distribution de Nouméa (ie magasins, entrepôts, grossistes) « anéanti ».
A la pesée, Richard tente un rappel à l’ordre : « C’est 2 kg par personne. Ici, vous êtes à 3,5 kg”. « Quelqu’un a déjà tenté 8 kg, se souvient Eugénie, sa collègue. A 2,1 kg, j’ai laissé tomber. Même à 2,2 kg. » A la boulangerie, un approvisionnement est annoncéans quinze minutes. Mais fausse joie : « plutôt une heure. »
Mais le temps est compté. Le magasin a en effet temporairement réduit ses horaires d’ouverture aux clients : de 9h à 15h, au lieu de 8h à 20h. Le temps donc de laisser les salariés faire leurs propres courses dans les rayons et rentrer chez eux à temps avant le couvre-feu qui commence à 18h
Au fond du parking, un abri pour caddies branlant et calciné. Seuls dégâts à signaler sur le site. Si l’hypermarché Sainte-Marie est toujours debout, c’est grâce à la vigilance des voisins. « Il faut le dire, ils ont assuré sa protectionreconnaît le signe. Quand nous étions fermés, ils faisaient des rondes jour et nuit pour éviter le pire. »
« Il y avait une dynamique incroyable entre nous, reconnaît Patrick, qui habite à 300 mètres du magasin. Nous avons pris soin de nos maisons, de notre quartier et donc de notre Géant. On s’écrivait dès qu’il y avait un soupçon, on était prêts à appeler la police. A ce jour, le groupe WhatsApp « Voisins de Sainte-Marie » compte 450 membres.
Les autres marques du groupe Bernard Hayot en Nouvelle-Calédonie ont été moins chanceuses. « Cinq d’entre eux ont été pillés, brûlés ou les deux, déplore Michel Meesle directeur général. Quatre Llecteur Price, un Vival. Cela vaut plusieurs millions d’euros. Alors voir le Géant de Sainte-Marie rouvrir, ça compense. C’est une façon de voir la vie reprendre son cours, c’est garder un lien avec nos clients. »
Dans la file d’attente, à l’extérieur du magasin, un homme interpelle les agents de sécurité avec un grand sourire : « Je vais te dire la vérité, je pensais que tu avais brûlé aussi. J’ai lu ça sur Facebook. » Les deux staffs ne bronchent pas. Ils pourront parler plus tard, s’ils le souhaitent. Le groupe réfléchit à la mise en œuvre « suivant » temps de parole pour tous les salariés afin de libérer les traumatismes.