Dans la bande de Gaza, quatre générations anéanties en une fraction de seconde
Youssef Salem arrive au rendez-vous avec son ordinateur. En début de week-end, il a choisi un restaurant, non loin de chez lui, situé dans un modeste quartier résidentiel de l’ouest d’Istanbul. « J’aime ce café, parce qu’on peut y fumer un narguilé »glisse ce Palestinien de 34 ans. Depuis le début de la guerre, il enregistre, jour après jour, dans un tableau Excel, les noms des membres de sa famille, proches ou élargis, morts à Gaza, les dates et circonstances de leur disparition. A ce jour, son tableau comprend 270 noms, répartis sur quatre générations. Le plus âgé avait 90 ans, le plus jeune quelques mois. « Ce sont mes oncles, mes cousins, mes tantes, leurs enfants et petits-enfantsexplique Youssef Salem, sur un ton étonnamment calme et détaché. À Gaza, nous sommes tous très proches. Nous grandissons ensemble. Nous nous marions et nous nous soutenons. »
Avant la guerre, le clan Salem comptait entre 700 et 800 personnes. « Un tiers de notre famille élargie a été anéanti »dit cet homme dont les cheveux, malgré son jeune âge, grisonnent déjà. Avec sa femme Nejah et leur fille Ayloul, il vit à Istanbul où il travaille dans une ONG. La petite famille a quitté Gaza en 2021. Cette année-là, en mai, Israël a mené une guerre de onze jours contre l’enclave, tuant plus de 250 Palestiniens. Il s’agit du premier conflit majeur que connaît le jeune couple depuis la naissance de leur fille en 2019. « On s’est dit qu’il n’était pas possible d’élever notre enfant au milieu des guerres successives. Mais celle en cours aujourd’hui n’a rien à voir avec celles que nous avons connues. »observe Youssef, diplômé en droit de l’université Al-Azhar de Gaza.
En août, l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor a recensé plus de 2 750 familles ayant perdu au moins trois membres à cause des attaques israéliennes au cours des onze mois précédents. Toujours selon cette source, plus de 365 familles gazaouies comptent plus de dix membres tués dans la guerre en cours. « Ce ne sont pas des incidents isolés : de nombreuses familles ont vu plusieurs générations anéanties en une seule frappe.explique Ramy Abdu, président d’Euro-Med. C’est comme si des familles entières disparaissaient du jour au lendemain. » Au total, près de 42 000 personnes ont été tuées ces douze derniers mois dans l’enclave palestinienne, selon les autorités sanitaires du Hamas, un chiffre validé par les organisations internationales.
La vie de Youssef a basculé dans la nuit du 12 décembre 2023. Ce jour-là, dans le quartier de Cheikh Redwan, dans la ville de Gaza, six immeubles abritant 130 personnes, dans la rue Al-Salem, du nom du clan, sont pulvérisés par une salve de tirs israéliens. missiles. Le lendemain, à l’aube, Youssef Salem découvre sur son téléphone une quarantaine d’appels manqués en provenance de la bande côtière. Il a finalement appris le décès de 102 membres de sa famille. L’un de ses cousins, Mohamed Farid Salem, a filmé les six immeubles détruits. Youssef conserve précieusement cette vidéo sur son ordinateur, ainsi que d’autres images et documents relatifs aux décès de ses proches.
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