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comment le projet de spectacle « Normandie Mémoire » divise la région (et les historiens)

Autorisé à être installé à Colombelles fin 2023, ce spectacle historique doit retracer la bataille de Normandie à travers plusieurs scènes. Mais les historiens et les descendants d’anciens combattants s’opposent toujours à ce projet, qu’ils érigent en symbole du business autour du « Jour J ».

« Le projet doit être implanté sur cette friche industrielle là, devant vous. » Entre deux averses, Marc Pottier, le maire de Colombelles, dans le Calvados, fait le tour du terrain qui doit accueillir le projet « Normandie Mémoire », un grand spectacle vivant sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. « Le site occupera 9 hectares (une douzaine de terrains de football) au 180 de ce terrain vague, et ce sont des terres polluées par huit décennies de production d’acier. » A proximité d’une grande halle rénovée par la municipalité et d’une centrale frigorifique, sorte de grande cheminée brune témoignant du passé industriel de la ville, la municipalité mise donc sur l’ouverture d’une toute nouvelle attraction touristique d’ici 2026 ou 2027.

« C’est un spectacle historique qui retracera les grandes étapes de la préparation et de la bataille de Normandie », explique Richard Lenormand, directeur général de « Normandie Mémoire ». Initialement intitulé « Hommage aux héros », le projet a obtenu fin 2023 l’autorisation de s’installer à Colombelles, en périphérie nord de Caen, après avoir un temps envisagé des terrains agricoles près de Carentan-les-Marais (Manche).

La friche industrielle de Colombelles (Calvados) qui accueillera le projet

Mais depuis les premières discussions, il y a plus de quatre ans, l’idée s’est heurtée à de fortes résistances. Fin avril, dans une tribune, plusieurs descendants des 177 du commando Kieffer ont dénoncé « une machine à mémoire pour les tour-opérateurs ». « La guerre n’est pas un spectacle, c’est la misère, me disait mon grand-père »confie Gérard Wille, petit-fils de Léon Gautier, dernier du commando décédé l’été dernier, après avoir exprimé son opposition à ce projet surnommé « Terre du Débarquement » par ses opposants.

« On ne respecte pas la vie de tous ces hommes qui ont donné leur vie pour la liberté, on la monétise. »

Gérard Wille, petit-fils de Léon Gautier

sur franceinfo

Dominique Kieffer, la fille de Philippe Kieffer, a d’ailleurs prévu de prendre une nouvelle fois la parole, jeudi 6 juin, lors des commémorations du 80e anniversaire du Débarquement pour réitérer son opposition au projet.

Pourquoi ce projet suscite-t-il tant d’inquiétude ? Concrètement, selon les promoteurs, le public évoluera à travers une vingtaine de scènes allant de la préparation du Débarquement à la libération de Paris, au cours d’une représentation d’une durée d’environ une heure. « Nous allons avoir une salle de 1 000 places qui va et vient sur 400 m pour avoir de la profondeur scénographique et permettre de voir un grand nombre de décors.explique le chef de projet Richard Lenormand. Il y aura un effet wow, parce que c’est nouveau, c’est innovant. Mais nous ne faisons pas le Puy du Fou, nous ne faisons pas un parc d’attractions et ce ne sera pas un spectacle de puygol, ce sera doux, sincère, respectueux. »

Une esquisse d'un tableau imaginé pour le projet "Mémoire de Normandie" représentant la bataille de Normandie.  (MÉMOIRE DE NORMANDIE)

« C’est un plan séquence, c’est le film 1917 par Sam Mendes »s’enthousiasme également Marc Pottier, également historien. « Il s’agit d’un documentaire historique théâtral. Il y aura de grands écrans de chaque côté du théâtre projetant des images fixes et animées pour compléter et expliquer le jeu des acteurs sur le plateau. » Pas moins de 350 personnes travailleront d’avril à mai sur le site avec un ticket adulte fixé actuellement à 28,5 euros pour le tarif de base. Le budget estimé est de 100 millions d’euros et les porteurs du projet visent 600 000 visiteurs par an.

Des chiffres qui font frémir Jean-Luc Leleu, historien au CNRS et à l’Université de Caen, qui dit « inquiet de cette industrialisation ».

« A titre de comparaison, le Mémorial de Caen, un outil fantastique, accueille 450 000 visiteurs par an, alors pourquoi créer ce mastodonte, alors qu’au final le tourisme de mémoire fonctionne déjà très bien ?

Jean-Luc Leleu, historien

sur franceinfo

« Quand on lit dans les premières présentations que les promoteurs veulent réaliser un ‘show’ avec des effets ‘wow’, pour que les visiteurs vivent l’expérience des combattants, pour qu’ils sentent les parfums de la guerre… On peut s’inquiéter »ajoute Bertrand Legendre, professeur émérite à Sorbonne Université et membre de l’Association pour la Dignité du Tourisme Mémoriel à Caen-la-Mer.

« Il faut rassurer les gens, car il n’y a rien d’indigne dans ce projet. C’est un spectacle vivant, mais ce n’est pas immersif, il n’y aura pas d’effets pyrotechniques et ça ne va pas être sanglant. », tente de rassurer Marc Pottier, qui estime que des erreurs de communication ont été commises au départ. Le maire de Colombelles explique que le projet permet de poser la question de la transmission aux jeunes générations. « Nous ne pouvons pasaSe priver de ces nouveaux outils s’ils sont qualitatifs. Certains historiens pensent que l’histoire doit être froide, sans émotion. Mais les enfants apprennent en jouant. C’est une première porte d’entrée. »

« C’est un peu condescendant de penser que certaines formes seraient illégitimes pour transmettre l’histoire et la mémoire. »

Marc Pottier, maire de Colombelles

sur franceinfo

« Nous pouvons aussi écrire l’histoire grâce à un merveilleux professeur. C’est une conception de l’histoire qui me semble inquiétante. L’émotion, le sentiment, l’affect deviennent les seules clés pour expliquer les phénomènes humains., répond l’historien Christophe Prochasson, directeur d’études à l’EHESS. Le chercheur laisse toute liberté aux cinéastes, romanciers, réalisateurs de s’emparer de l’histoire, mais « L’histoire scientifique doit fonctionner différemment ». Il qualifie ainsi le projet « Normandie Mémoire » de « une absurdité pédagogique » : « Le travail d’un enseignant est d’arracher les enfants à leurs sentiments pour leur faire prendre du recul »il explique.

« C’est un projet de spectacle à consommer, sans aucune médiation pédagogique, avec des spectateurs passant devant des scènes courtes en 45-50 minutes, avec cet effet zapping… »

Bertrand Legendre, historien

sur franceinfo

« La chronologie sera constituée d’histoires vraies, il n’y aura rien d’inventé et tout sera très sourcé, très documenté », insiste Marc Pottier. Pour rassurer sur le sérieux de la démarche historique, les porteurs du projet se sont entourés de chercheurs, comme Stéphane Simonnet, historien au Mémorial de Caen. La région a également demandé la mise en place d’un comité d’éthique de douze personnes qui doit remettre fin juin un rapport accompagné d’un avis consultatif, mais non contraignant. « Nous avons interrogé les gens pendant une durée suffisante pour qu’ils soient entendus »explique Jean Quétier, coprésident de ce comité. « Nous espérons aussi avoir réussi à faire changer les porteurs du projet sur un certain nombre de points. »

Même si la conférence des maires de Caen-la-Mer a validé le projet, certains élus du département restent fermement opposés au projet. « L’histoire se fait sur les territoires, pas en la déplaçant vers d’autres lieux »estime Xavier Madelaine, maire du village d’Amfreville, situé à 10 minutes en voiture. « C’est quand même mieux de venir sur scène que de s’enfermer dans un théâtre »ajoute Clémentine Le Marrec, la maire de Bénouville. «Mais rien ne dit que le projet va défaire l’existant. Lors des dernières créations, au contraire, ce sont les structures existantes qui ont connu la plus forte augmentation. Il faut travailler à structurer le tourisme de mémoire en Normandie »argumente de son côté Marc Pottier.

« Ce serait une grave erreur de s’en priver », poursuit le maire de Colombelles, qui lorgne sur les opportunités d’emploi pour sa commune. Le projet est également soutenu par le président de région, le centriste Hervé Morin, et par le maire de Caen, l’élu républicain Joël Bruneau, président de la communauté urbaine de Caen-la-Mer. Pour rappel, avec 6 millions de visiteurs par an, le chiffre d’affaires du tourisme de mémoire en Normandie s’élève à plus de 25 millions d’euros et représente 8 410 emplois directs et indirects, selon une récente étude de la région. (en PDF). Ces chiffres amènent Jean-Luc Leleu à affirmer que les créateurs de « Normandie Mémoire » recherchent surtout à « capturer l’aubaine du tourisme mémoriel ».

« Ce ne sont pas des philanthropes et il faudra qu’il y ait un retour sur investissement. Cela risque de nuire à toute une économie locale.

Jean-Luc Leleu, historien

sur franceinfo

« Nous sommes une entreprise privée, donc oui, le but est de gagner de l’argent », répond Richard Lenormand. Mais tous les musées sont payants. Et puis vous avez fait un voyage en Normandie ces derniers jours ? Le tourisme mémoriel a effectivement amené toute une série de produits dérivés de plus ou moins bon goût près des plages de l’Opération Overlord. Dans certains magasins, l’aimant est vendu à 5 euros, la médaille à 17 euros et les plaques militaires à 8 euros. Dans le cadre des commémorations, les Normands ont également découvert un logo dédié au 80ème anniversaire sur des plateaux de charcuterie ou de madeleines. Il est enfin possible de visiter les plages du Débarquement en jeep, side-car ou même en kayak. « Le business du « Jour J » n’est pas nouveau, mais on a le sentiment qu’avec la disparition des derniers vétérans, un barrage est brisé et le business s’étend.observe Bertrand Legendre. Mais il reste un nombre important de témoins et tout se passe comme si on voulait les enterrer un peu vite. »

Cammile Bussière

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