Colonisation en Algérie : « Mes livres ouvrent les portes d’un placard maudit », analyse Mathieu Belezi, auteur de « Moi, le Glorieux »
Mathieu Belezi s’est fait un devoir d’écrire sur l’Algérie coloniale. Cette entreprise de longue haleine s’affirme avec brio avec la parution de « Attaquer la terre et le soleil » (Le Tripode, 2022), qui alterne les propos d’une colonneuse débarquée sur des terres de pauvreté. battu par les vents où régnait le choléra, confronté à la parole collective de l’armée française de conquête – ivre de vin, de sang et rompu aux crimes de guerre. Avec la publication de « Moi, le Glorieux » 1, il révèle un personnage de colon outrancier, d’une cupidité colossale, à travers une écriture d’une puissance prodigieuse. Il nous en parle.
Dans « Moi, le Glorieux », celui qui dit « je », figure gargantuesque nuisible, est l’image d’un « grand » colon français. Dans «Attaquer la Terre et le Soleil», nous avions affaire à la base de la colonisation. Dans la masse de votre œuvre romanesque, quelle est la place de ce nouveau roman ?
« Moi, le Glorieux » et « Le Temps des Crocodiles » 2, ces deux textes, indissociables, tiennent une place très importante dans ma tétralogie algérienne. A travers eux, c’est toute l’histoire de la colonisation algérienne, depuis la conquête féroce incarnée par le jeune capitaine Albert Vandel dans « Le Temps des Crocodiles », jusqu’à la fuite désespérée de Vandel, devenu un ogre tout-puissant, et les quelques de vieux colons fous qui avaient exploité une sorte de puissante satrapie coloniale pour leur propre bénéfice.
Sous les yeux du lecteur, l’administrateur du Crédit Foncier d’Algérie, le patron du Sphynx et de la Lune (bordels prestigieux), le concessionnaire exclusif de l’alfa (l’un des deux ou trois colons les plus riches d’Algérie), le grand farineur meunier d’Alger, le maître du renseignement général, l’administrateur des phosphates de Constantine, l’administrateur du cimentier nord-africain Lafarge, l’armateur de la compagnie de navigation algérienne, le patron de la Fédération des maires.
Ces gens représentent le système colonial français, ils sont la main de fer qui a tenu la gorge de l’Algérie jusqu’à l’étouffement. Et la fureur antisémite de la fin du XIXème sièclee siècle, et les discours racistes tenus sans vergogne à l’occasion des célébrations du centenaire, et les excès sexuels de ces hommes jamais satisfaits, tout est dans « Moi, le Glorieux », tout ce que les gouvernements successifs de France se sont efforcés de cacher .
C’est pourquoi il me semble essentiel de placer « Moi, le Glorieux » et « Le Temps des Crocodiles » en ouverture de ma tétralogie. Avec, pour cette réédition, les peintures de l’artiste algérien Kamel Khélif, qui montre ce que sa mémoire d’enfance a précieusement conservé de son pays natal. Ces deux livres ouvrent les portes d’un placard maudit.
L’énormité du personnage n’a d’égale que le pouvoir dévorant d’une langue impitoyable. Vous n’avez pas peur d’exagérer…
Le personnage d’Albert Vandel vient de mes lectures fréquentes de romans sud-américains, à l’époque de Garcia Marquez, Carpentier, Roa Bastos, Asturias, Rulfo. La démesure baroque et poétique, servie par un langage puissant, qui ne se calme jamais, m’a permis d’embrasser sans crainte cent trente-deux ans de turpitude coloniale. Je suis resté deux ans en compagnie de ce colon âgé de plus de cent ans et pesant 140 kg.
Sa voix tonitruante me hantait jour et nuit. La passion, le rythme de ce discours débridé, cet élan verbal oblige presque à lire le texte à haute voix. Je me souviens avoir lu Charles Berling au théâtre de l’Odéon. La voix de Vandel prit toute sa force, ce personnage hors du commun s’incarna, monstrueusement.
La guerre d’Algérie n’est pas terminée dans beaucoup d’esprits. D’où vient votre détermination à explorer en profondeur la conquête et la colonisation de ce pays ?
Lors du débarquement de 1830, l’armée française ne fut pas accueillie à bras ouverts par les populations indigènes. Il faut le dire et le répéter, car les pouvoirs de tous bords et l’université française ont longtemps préféré ignorer la vérité historique de cette période. A ce sujet, je peux citer François Gèze (fondateur des Éditions de La Découverte) qui, en 2021, dans la revue « Mémoires en jeux », constatait « la méconnaissance générale à l’école et à l’université de l’histoire coloniale ».
Il a ajouté : « Il y a plus d’historiens du colonialisme français aux États-Unis qu’en France. » C’est pourquoi je persiste sur ce sujet, car rien n’est joué, et il faudra encore du temps pour que la République française accepte de reconnaître ses torts. Cela change. Par exemple, les éditions Actes Sud, dans leurs parutions scolaires 2024, proposent aux professeurs du secondaire une étude de mon dernier roman, « Attaquer la terre et le soleil ». J’en suis très heureux. Mon œuvre, avant tout littéraire, a aussi pour fonction d’éveiller les consciences.
Le monologue « déchirant » d’Alfred Vandel, sorte de roi Lear au bord du gouffre, vieil ogre insatiable qui ne regrette rien, risque de devenir un mythe littéraire. Est-ce que tu le veux? N’est-ce pas là la joie de l’écrivain ?
Quand je commence à écrire les premières phrases d’un roman, je ne sais jamais où l’écriture me mènera. Je n’ai aucune ambition, ou j’ai la modeste ambition d’aller au bout de l’histoire, d’écrire enfin la dernière phrase, de faire taire la ou les voix qui me hantent depuis des années. des mois, voire des années. Ma seule exigence est d’offrir une liberté totale à l’orateur. Que les envolées de Vandel, effectivement très shakespeariennes, fassent de ce personnage une sorte de mythe littéraire ne peut que me réjouir.
Par le biais d’un texte, quel qu’il soit, l’écrivain a le désir secret d’accéder à l’universel, c’est-à-dire de franchir les frontières étroites de son pays avec des mots et une histoire. toucher les sensibilités des lecteurs américains, brésiliens ou turcs. Comment être sûr du pouvoir magique d’un texte, alors qu’il est si risqué que des mots enfermés entre les pages d’un livre parviennent à cette lumière ?
Écrire sur la barbarie coloniale en Algérie ne revient-il pas, en fin de compte, à prendre parti politique ? Selon vous, la littérature est-elle à ce prix-là ?
Tout texte écrit comporte nécessairement des dimensions politiques. Nous écrivons pour prendre position, pour refuser un quotidien qui abrutit, aveugle, qui soumet. C’est parce qu’à 15 ans j’étais déjà en révolte, parce que je rêvais de renverser tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, que naturellement j’ai pris un crayon, ouvert les pages blanches d’un cahier noircies de textes qui n’épargnaient rien ni personne. Maintenant j’allume l’écran de l’ordinateur, mais ma révolte est la même, toujours intacte. Et je ne peux concevoir la littérature sans ce geste intact de révolte.