à La Rochelle, ils cuisent leurs jambes dans du bitume
Après 42 ans chez Smac à La Rochelle – entreprise spécialisée dans l’étanchéité et le bardage – Christophe prendra sa retraite en fin d’année. « Maintenant, j’ai hâte d’y être. » Pour profiter de mon jardin, de mon camping-car… » raconte celui qui a débuté comme manutentionnaire dans l’entreprise juste après l’école. Pour l’occasion, Sébastien Walletier, son patron, lui a concocté une gourmandise toute particulière ce vendredi 18 octobre : un « agneau bitume ». Un repas traditionnel, normalement réservé à la fin du gros oeuvre sur les chantiers, que Christophe a toujours connu.
Tradition
Difficile de savoir quand remonte réellement l’invention de cette préparation, certainement « il y a plus de cent ans », assure Sébastien. « Un jour, un groupe d’ouvriers n’ayant pas assez à manger sur un chantier, ils ont décidé de cuire leur viande directement dans la chaleur du bitume, en mijotant », raconte le patron. . De là naîtrait cette recette très particulière, qui intrigue autant qu’elle peut rebuter.
« Avez-vous pensé à ramener les extincteurs à proximité ? » »
La spécificité du plat commence dès sa préparation, généralement la veille, comme c’est le cas ici pour le départ à la retraite de Christophe. Plusieurs collègues se réunissent pour assaisonner et conditionner les gigots d’agneau. « À chacun sa recette secrète », raconte Sébastien avec mystère. Les pattes sont ensuite enveloppées de papier aluminium, de scotch et de papier kraft – deux voire trois couches – pour éviter toute fuite… C’est préférable.
Le lendemain matin, la cuve de bitume d’une vingtaine de litres est chauffée jusqu’à ce que la matière noire se liquéfie. Il faut veiller à allumer le réservoir suffisamment tôt, sinon les jambes s’y mettent un peu tard, comme ce vendredi pour le départ de Christophe. « Pas de problème, nous prendrons deux apéritifs ! » », répond un collègue. « Avez-vous pensé à ramener les extincteurs à proximité ? » » s’inquiète un autre.
Une heure de cuisine
Une fois la douzaine de cuisses conditionnées et le bitume liquéfié, les morceaux de viande sont placés dans un panier métallique et immergés entièrement dans la cuve pendant plus d’une heure ; « le temps de cuisson dépend évidemment de la taille du gigot d’agneau », explique Christophe, un connaisseur. L’odeur de l’asphalte – quelque peu nauséabonde – imprègne toute la cour de l’entreprise.
Un peu après midi, les pattes sont sorties du réservoir et du panier rapidement : il ne faut pas que tout se solidifie ensemble. Les colis sont ensuite déballés « couche par couche, pour éviter que le bitume ne se dépose sur l’agneau », explique Sébastien. « La Cerise (surnom donné à un vétéran de l’entreprise, parti à la retraite il y a deux ans, mais revenu pour l’occasion), n’oubliez pas de laisser la dernière couche pour maintenir la chaleur jusqu’au service ! » affirme le patron.
Plus qu’un gigot d’agneau
Ce vendredi, plus d’une cinquantaine de collègues, clients, partenaires de Christophe et Smac sont venus déguster ces jambes au goût apparemment « unique ». Tout le monde connaît cette tradition, seules quelques nouvelles recrues la découvrent alors qu’elles en ont entendu parler depuis leurs débuts dans l’entreprise. « C’est la première chose qu’on m’a appris en arrivant ici », s’amuse le patron. Au début, j’ai presque cru que c’était du bizutage ! »
« Il faudra que mes enfants y goûtent encore un jour ! » »
Patrice, un ancien salarié du Smac, fait partie de ceux qui sont revenus ce vendredi, même s’il travaille désormais « pour la concurrence ». Il a même acheté un gigot d’agneau pour le cuisiner spécialement pour sa famille : « Il faudra encore que mes enfants goûtent ça un jour ! » »
Plus qu’un simple repas, le gigot d’agneau bitumé est devenu un moment de partage « où il n’y a plus de hiérarchie », assure le chef, et parfois même un argument de vente : « Quand les clients demandent une remise sur le devis, à la place, je leur proposent de réaliser une jambe de bitume à la fin du gros œuvre, et ils acceptent avec plaisir ! »
Ce vendredi, pas question de faire du chiffre d’affaires, bien au contraire. Une quarantaine de salariés ont été réquisitionnés pour fêter le départ de Christophe, « c’était le minimum ». « Christophe représente ce qui est de plus en plus rare aujourd’hui : un homme qui aura fait toute sa carrière dans la même entreprise, qui aura travaillé sans relâche, même la nuit, et qui aura pris soin de l’entreprise comme si c’était la sienne. » Dans ce milieu largement masculin, il n’y a pas une petite larme aux yeux ni un tremblement dans la voix, tout est dit avec le gigot d’agneau bitumé.