« Sur l’abbé Pierre, la Ciase ne doit pas révéler ce qu’elle savait »
La Croix : Quatre mois après la première partie des témoignages accusant l’abbé Pierre de violences sexuelles, publiés par Emmaüs, vous avez souhaité prendre la parole. Pour quoi ?
Jean-Marc Sauvé : J’ai vu fleurir l’idée que la Ciase, malgré sa mission, aurait pu protéger l’abbé Pierre en « cachant » les informations dont elle avait connaissance. Il est temps d’expliquer ce que nous savions et ce que nous avons fait – et pourquoi nous n’aurions pas pu faire autrement.
Avant d’aborder directement le sujet de l’Abbé Pierre, pourriez-vous rappeler le cadre qui liait les relations entre la Ciase et l’Église, notamment concernant la confidentialité des informations qui lui parviennent ?
J.-M. S : La Ciase a été créée et financée par l’Église catholique pour faire la lumière sur les abus sexuels survenus pendant soixante-dix ans. Il fallait mettre en lumière les attentats commis en son sein, dire comment l’Église y avait fait face, évaluer les mesures prises par elle et faire toutes recommandations utiles. C’était là le cœur de notre mission : comprendre l’ampleur et les mécanismes des abus, et non juger, ni même prendre position sur des cas individuels, pour lesquels nous n’avions ni le temps ni les moyens. Ce dernier travail fut confié pour les victimes aux commissions chargées, après la Ciase, de la reconnaissance et de la réparation.
La Ciase était totalement indépendante de l’Église, ce qui lui permettait d’établir un pacte de confiance avec les victimes : ce qu’elles nous confiaient était destiné à la seule commission et à personne d’autre. Cette confidentialité absolue était la condition même pour que les victimes osent parler. C’est pour cette raison que nos archives ont été, à la fin de nos travaux, transférées aux archives nationales et non à l’Église catholique, au grand désarroi de certaines autorités comme le nonce apostolique, qui a clairement indiqué son désaccord avec notre décision. .
Il nous a donc été impossible de communiquer des informations sur des agresseurs présumés ou des victimes à une exception près : celle que nous avons reçue sur un potentiel agresseur vivant. Dans cette affaire, la règle du secret a été levée pour faire un signalement au parquet et aux autorités ecclésiastiques, afin de permettre des investigations et d’éviter la réitération des faits. Mais même dans ces cas-là, il y avait une recherche du soutien des victimes, parfois très difficile à obtenir. Une quarantaine de cas ont été rapportés.
Que savait Ciase des accusations portées contre l’abbé Pierre ?
J.-M. S : J’ai eu connaissance de deux témoignages : l’un très sérieux et l’autre très peu détaillé, tous deux émanant de femmes. Le premier témoignage, très grave, m’est parvenu directement par une lettre datée du 20 mars 2019. J’y ai répondu le 25 mars en exprimant ma sympathie à l’auteur de la lettre et en lui proposant une audition dans les plus brefs délais. Après une relance écrite restée sans réponse, une de ses filles a contacté la Ciase fin 2019. Elle nous a informé que leur mère était décédée en juin et que mon courrier avait été retrouvé dans ses papiers. . Elle voulait accéder au courrier que leur mère nous avait écrit.
Nous nous sommes alors demandé si nous pouvions communiquer aux enfants le témoignage reçu, alors même que cette femme ne leur avait jamais parlé de ces faits remontant à une trentaine d’années. Après une réflexion collective, il a été décidé que les enfants de la victime seraient reçus par un membre de la Ciase et un psychologue pour porter à leur connaissance le témoignage de leur mère. A la fin de l’entretien, la lettre adressée à Ciase a été lue aux enfants. En septembre de cette année, une copie de cette lettre leur a été fournie à leur demande. Cette démarche illustre bien les choix auxquels nous avons été confrontés : comment respecter la confidentialité des témoignages, la volonté des victimes et le soutien des familles ?
Compte tenu de la notoriété de l’abbé Pierre, avez-vous à un moment donné envisagé de rendre publique cette information ou de la communiquer à l’Église ?
J.-M. S : Non. Il était inconcevable de rendre public un témoignage unique, donné par une personne que nous n’avions pas pu entendre et qui nous disait ne pas vouloir en parler à ses enfants. Une telle révélation aurait été une transgression de notre mission : nous n’avions pas à désigner de coupables et de victimes. Par ailleurs, toute forme de présomption d’innocence ne disparaît pas avec la mort : nous avons toujours été conscients de nos devoirs éthiques et des risques juridiques en la matière.
Enfin, une divulgation aurait gravement porté atteinte au pacte de confiance entre Ciase et la victime, même sans révéler son nom. C’est à la victime ou à ses ayants droit de prendre la parole, le cas échéant avec notre soutien. Pas à la Ciase. Quant à l’Église, nous savons désormais qu’elle en savait beaucoup plus que nous sur l’abbé Pierre. Comme il est décédé en 2007, il n’y avait plus aucun risque que les faits se répètent et donc plus rien à lui dire.
En revanche, je m’étonne que le cabinet Egaé, qui a mené l’enquête pour Emmaüs France, n’ait pas contacté la Ciase pour obtenir des informations, que nous aurions pu fournir à ce moment-là dans le cadre de son enquête. sur les accusations portées contre l’abbé Pierre. Je n’ai appris l’existence de cette enquête qu’en juillet, la veille de la publication du rapport d’Egaé.
Avec le recul, pensez-vous que le cadre de la Ciase était trop restrictif sur certains aspects ?
J.-M. S : Non. Sans la garantie de confidentialité donnée aux victimes, nous n’aurions jamais pu mener à bien notre travail de vérité historique sur l’ampleur des abus dans l’Église. Cela étant dit, je ne prétends pas que notre travail était complet ou parfait. Bien sûr, je vois des questions qui auraient pu ou dû être approfondies. La Ciase a fait un arbitrage permanent entre l’exhaustivité de ses recherches et l’urgence de rendre justice aux victimes. Le Covid nous a aussi fait un mal considérable en retardant notre travail et surtout en arrêtant le recueil des témoignages – alors que notre appel se poursuivait – et les auditions des victimes.
Mais je pense que nous avons agi du mieux que nous avons pu au service de notre mission, en tenant compte des intérêts et des contraintes du moment. Ma boussole personnelle a toujours été le service aux victimes et c’est, je pense, ce que nous avons fait. Je crois que nous avons été compris par eux dans les choix opérés aux différentes étapes de notre travail. Je dois dire que dans toutes les difficultés que nous avons rencontrées, l’approbation, même tacite, des victimes a toujours été pour moi une source de réconfort.