Bardella compose déjà son gouvernement
Le président du Rassemblement national aime les pronostics. Tout au long de la campagne européenne, Jordan Bardella avait prédit que Marion Maréchal, sa concurrente de Reconquête, obtiendrait moins de 5 % le 9 juin et n’aurait pas d’élus à Bruxelles. Il a pris le même pari pour François-Xavier Bellamy, candidat Les Républicains. A l’arrivée, les deux étaient légèrement au-dessus. Dommage, il relance, comme au poker. Un poids lourd du Parlement fait office de dealer. A quelques jours des élections législatives, cet élu a interrogé Jordan Bardella sur l’hypothèse plausible d’une majorité relative à l’Assemblée nationale pour le RN et les troupes d’Eric Ciotti, son nouvel allié. Le candidat de Matignon lui a indiqué qu’il pourrait convaincre 30 députés supplémentaires de le rejoindre après le second tour. « Cela me semble beaucoup… Plutôt 20 ou 25, non ? » modère son interlocuteur, un peu abasourdi par la confiance du leader nationaliste. Ce qui maintient : « Non, 30. »
Cette conviction est nourrie, en partie, par Éric Ciotti. « Son ralliement a ouvert une porte, elle a créé une dynamique », se réjouit un proche de Marine Le Pen. En scellant un accord avec l’extrême droite au lendemain de la dissolution, le patron de LR a ébranlé la scène politique. Cela ne le dérange pas d’être hué pendant des semaines par ses anciens amis. A trois reprises, la justice l’a maintenu à la tête de son parti malgré les exclusions prononcées par ses cadres. Ce statu quo alimente la confusion sur le terrain, où une fraction des électeurs de droite se demande pourquoi il y a encore des candidats pour Les Républicains. « indépendant » même si le leader pactise avec le RN. Confiant, Éric Ciotti a glissé ce lundi à un proche que des personnalités LR avaient renoué avec lui après avoir refusé de le suivre.
Pot-pourri
Dans un premier temps, Jordan Bardella et Marine Le Pen n’ont pu que constater les maigres chiffres fournis par le député sortant des Alpes-Maritimes. Parmi les 61 membres de son groupe parlementaire, seuls deux ont franchi le Rubicon, dont lui. « On s’attendait à ce qu’il y ait quelques députés LR supplémentaires qui rejoignent l’aventure », reconnaît Renaud Labaye, ancien secrétaire général du groupe RN au Palais-Bourbon et bras droit du patron. Mais l’aventure n’est pas terminée ! » Pour remplir son contingent, réparti dans 69 circonscriptions, Éric Ciotti a dû puiser dans un vivier allant de Jeunes LR à Reconquête, en passant par les réseaux du milliardaire libéral-conservateur Pierre-Édouard Stérin ou ceux d’Alexandre Pesey, responsable de l’Institut de Formation Politique, une école de cadres favorables à l’union de la droite.
La direction frontiste n’a cure de ce mélange, même s’il a pu inspirer quelques sarcasmes. Selon les proches de Jordan Bardella et Marine Le Pen, leur travail avec Éric Ciotti se fait en bons termes. Les deux hommes ont préparé ensemble leur présentation commune – et déconcertante – au Medef, le 20 juin. Social-étatiste depuis plus d’une décennie sous l’égide de la fille de Jean-Marie Le Pen, voilà le RN incarné par un jeune député européen prêt à tous les ravalements de façade, partageant l’affiche avec un libéral très rigide. Chacun a fait un pas vers l’autre, notamment sur la réforme des retraites adoptée par Élisabeth Borne. Jordan Bardella veut l’abroger à terme, sans trop bouleverser les équilibres. Jusque-là favorable à un âge légal de départ à la retraite à 65 ans et à un alignement des régimes du secteur public sur ceux du privé, Éric Ciotti s’est mis au diapason. Tout en affirmant cultiver sa différence.
Un groupe pour Ciotti
Car, qu’on se le dise, le Rassemblement national aurait changé aussi. Il troque ses réflexes hégémoniques contre un esprit de coalition. « L’objectif pour Eric Ciotti est d’obtenir entre 20 et 30 circonscriptions », précise le trésorier du RN, Kévin Pfeffer, qui a participé aux négociations sur les fiefs à attribuer aux Sudistes. Si cet objectif est atteint, l’ancien Filloniste aura son propre groupe parlementaire. « Ce seront nos Horizons, résume un député mariniste sortant. Il pourrait y avoir quelques tensions sur les questions économiques, mais ceux qui ont rejoint Ciotti étaient déjà proches de nous. De plus, c’est moins difficile de travailler avec des gens qui ne sont plus au Front depuis vingt ans. Avant, c’était le parti, rien que le parti, que le parti. C’est une de nos métamorphoses finales. » A l’image de ce qui a prévalu – un temps – entre Renaissance et les troupes d’Édouard Philippe lors de la précédente législature, des rencontres communes pourraient être envisagées. L’autonomie d’Éric Ciotti sera plus difficile avec moins de 15 députés, seuil à atteindre pour former un groupe.
Cela ne l’empêchera pas d’être nommé ministre si Jordan Bardella entre à Matignon. Beaucoup l’ont rapidement orienté vers l’Intérieur, un poste dont il rêve depuis tant d’années. « C’est réservé à quelqu’un en qui Marine et Jordan ont toute confiance », se souvient un haut responsable du Rassemblement national. Celui qui a longtemps été réduit à son statut de « Monsieur la sécurité » Le chef de file de Sarkozy en est conscient : il ne fait pas bon être un bleu de dernière minute pour aller à Beauvau. L’option du ministère de la Justice, où il pourrait appliquer son logiciel pénal répressif, paraît plus probable. D’autres s’y voient, certes. L’avocat Thibault de Montbrial, qui cultive ses réseaux dans la police et la droite dure, fait partie des noms évoqués pour un poste régalien. « Il est le seul à y croire, quelle que soit la majorité. »raille un conseiller de Marine Le Pen. Quant à Louis Aliot, maire de Perpignan et fidèle de l’ex-députée du Pas-de-Calais, il pourrait être envoyé au grand ministère des Outre-mer que veut créer Jordan Bardella.
Députés LR et Liot
L’entourage du leader, qui aura la main sur le casting, l’assume sans équivoque : le RN n’a pas les ressources, à lui seul, pour peupler l’exécutif. « Il n’y aura pas que des politiques au gouvernement », explique un baron lépéniste. Il faudra des experts, des gens de la société civile, des hauts fonctionnaires… Sinon, on dira que c’est « l’Etat-RN ». » De quoi alimenter la foire aux rumeurs et aux démentis, comme celui de Philippe Villin, le financier que certains marins auraient aimé voir diriger la forteresse de Bercy. « Je n’ai jamais été sollicité par le RN pour un quelconque poste ministériel et mon projet n’est pas de devenir ministre, quelle que soit la couleur du gouvernement »il réaffirme à La Tribune du dimanche.
Une autre option circule désormais : celle du chiraquien Jean-Pierre Denis, ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée et patron du Crédit Mutuel Arkéa pendant treize ans. « Ce ne serait ni absurde ni fou par rapport aux marchés, qui auraient là-bas quelqu’un à qui parler », abonde une source à l’oreille de Marine Le Pen. « Nous devons combler les déficits de compétences qui sont honnêtement reconnus dans notre pays. » C’est là qu’on revient sur Eric Ciotti et l’optimisme de Jordan Bardella. Depuis la dissolution, le numéro un du Rassemblement national répète qu’en l’absence de majorité absolue (289 sièges) à la chambre basse, il refusera d’être Premier ministre. Mercredi matin, lors d’une réunion stratégique, la garde rapprochée de Marine Le Pen a admis qu’au-delà de 270 choses seraient jouables.
Pour combler le fossé, les frontistes vont tendre la main à certains LR qui ont fait campagne sous leurs propres couleurs. « A droite, ils veulent tous être ministres », plaisante un conseiller du RN. « A cela s’ajoute la pression de leurs équipes, des collaborateurs qui veulent que les rênes de l’Etat se constituent un carnet d’adresses avant de revenir dans le privé. » De la « discussions » sont même en cours avec deux membres du défunt groupe centriste et outre-mer Liot. Charles de Courson et Bertrand Pancher nient tout contact, sans pouvoir en dire autant de leurs anciens collègues. « Ce que nous demandons, c’est qu’ils votent simplement la confiance et le budget », dédramatise un lieutenant de Jordan Bardella. Quoi qu’il en soit, ces forces supplémentaires pourraient s’avérer aussi cruciales que la dot ciottiste. De là à imaginer la concurrence interne avant l’heure…