Zara passe de la fast fashion au luxe
ENQUÊTE – Boutiques élégantes, vendeuses à l’écoute, collaborations onéreuses… Zara quitte peu à peu l’univers du textile bon marché pour celui du luxe. Analyse d’une transition qui n’est pas anodine.
« Les enfants, on va au concept store ! », annonce savamment une élégante mère de famille du non moins chic septième arrondissement de Paris, à ses trois enfants blonds. Le « concept store » dont elle parle n’est autre que la nouvelle boutique Zara Home, qui, depuis un an, remplace l’ancienne Conran Shop, une enseigne de design anglaise qui a fermé pour cause de difficultés financières. Elle est située en face du Bon Marché, célèbre grand magasin de la Rive gauche. Si cette phrase volée en passant dans la rue nous parle, c’est parce que jamais nous n’aurions associé l’enseigne de fast fashion à l’idée même d’un lieu branché, digne d’être visité comme un musée.
Et pourtant. Lorsque nous entrons dans ledit magasin, nous sommes accueillis par une vendeuse souriante, prête à nous aider. Il y a bien longtemps que, poussées par l’envie d’acheter des vêtements produits de manière éthique, nous n’avions pas franchi les portes d’un point de vente Zara. Dans nos souvenirs, il y a quelques années, nous devions lutter pour trouver une vendeuse revêche qui accepterait éventuellement de nous indiquer où trouver cette petite robe rouge à notre taille. Ici, fini la musique criarde ou l’odeur asphyxiante des bougies low cost à faire éternuer. Le fond sonore est soigné et discret, l’odeur du parfum subtile, l’espace épuré. On sent un petit côté librairie Taschen avec ces grands et beaux livres posés sur une console aux allures vintage.
« Ils ne changent pas les équipes, mais nous forment à une nouvelle expérience client. »
Thomas, 24 ans, vendeur chez Zara
En discutant avec Thomas, vendeur de 24 ans et étudiant en histoire, on apprend que les troupes de Zara suivent depuis deux ans une formation pour mieux appréhender la relation client et être, en somme, « plus accueillantes et polies ». « Ils veulent faire ça en douceur, ils ne changent pas les équipes, mais nous forment à une nouvelle expérience client. Ils refont aussi progressivement tous les magasins pour aller vers quelque chose de plus luxueux », ajoute le jeune homme extraverti.
Changement de direction
Mona, 36 ans, une cliente fidèle rencontrée au rayon vinyles, apprécie ce changement de cap : « Il y a un mois, quand on a acheté quelque chose, on nous a offert un sac très chic avec juste écrit ZH dessus et une baguette dans une pochette en tissu que j’ai toujours ! J’avais l’impression d’avoir acheté quelque chose de précieux, alors qu’il s’agissait en fait d’un petit bougeoir à 27 euros. » Non loin de là, Hélène, 22 ans, stagiaire dans un cabinet d’avocats, est au contraire un peu intimidée. « Je pensais que c’était un Zara « normal », mais maintenant je ne suis pas sûre de trouver quelque chose dans mon budget… » Le changement, qu’on le veuille ou non, intrigue.
Franck Delpal, professeur d’économie de la mode et du luxe à l’Institut Français de la Mode, confirme notre intuition d’un vent de changement majeur au sein de la marque : « Tout converge vers une idée de « premiumisation ». On constate une augmentation de la gamme d’une partie de l’offre à travers les magasins et le fait que la marque quitte progressivement les centres commerciaux pour s’implanter dans des emplacements plus haut de gamme. La boutique de la très chic rue Saint-Honoré à Paris a ainsi doublé de taille. »
La garantie mode et design
Au-delà des points de vente, ce sont aussi les produits vendus qui deviennent plus luxueux. Chez Zara Home, une vendeuse a tenu à nous montrer toutes les collaborations en cours, dont celle avec Uniq, une marque de sportswear espagnole spécialisée dans le cuir, avec des pièces à plusieurs centaines d’euros. Mais aussi une autre, réalisée avec l’architecte belge Vincent Van Duysen, qui comprend, entre autres, un canapé à 2 200 euros ou une console à 5 700 euros. L’an dernier, c’est avec la marque anglaise Clarck’s, qui connaît un retour en force avec son modèle Walabee’s, que Zara a collaboré sur trois paires de chaussures très désirables.
La transition, décidément très complète, se fait aussi par l’image. Les photographies des campagnes publicitaires et des shootings sont plus soignées. « Ils s’appuient sur des photographes, des stylistes qui viennent du monde du luxe », précise Franck Delpal. La collab avec Clarck’s a ainsi été shootée par le célèbre photographe Steven Meisel.
« En Europe, la plupart des marques milieu de gamme ont fermé, il y a donc un marché à conquérir, qui est à la portée de Zara, une marque avec une grande notoriété et une grande solidité. »
Serge Carreira, spécialiste du luxe et enseignant à Science Po
En période d’inflation, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence pour une grande chaîne de magasins abordables d’augmenter une partie de ses prix pour des raisons extérieures à cette période économique difficile. Sauf que le changement opéré par Zara s’inscrit dans un contexte de restructuration du marché de la mode beaucoup plus large. Depuis plusieurs années, les clients en quête de petits prix se dirigent vers des marques périphériques comme Kiabi ou le marché de l’occasion, avec des acteurs comme Vinted. « Ils vont perdre une partie du public qui entrait par le prix, estime Franck Delpal, mais avec la hausse de valeur de certaines pièces, le panier moyen va rester au même prix. Zara continue d’avoir une croissance très forte, les performances sont toujours aussi bonnes. » Inditex, maison mère de Zara, a réalisé un chiffre d’affaires de 36 milliards d’euros en 2023 avec un bénéfice net de 5,4 milliards d’euros. Ce bénéfice s’est amélioré de 30,3 % par rapport à celui de l’année précédente, qui était déjà un record pour le groupe, et ce dans une période d’inflation, mais aussi de tensions géopolitiques importantes.
Un nouveau positionnement
L’origine de cette redistribution des cartes dans le secteur textile vient notamment de l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché. Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po, explique : « Avec des marques comme Shein, Temu ou Primark, une nouvelle catégorie s’est créée dans la mode, celle de l’ultra fast fashion. Grignotée par les petits prix, Zara a choisi de monter en gamme. En Europe et aux Etats-Unis, la plupart des marques milieu de gamme ont fermé, il y a donc un marché à prendre, qui est à la portée de Zara, une marque à grande notoriété et solidité. »
Le petit plus que Zara a sur ces marques milieu de gamme disparues comme Camaïeu ou en difficulté comme Pimkie, Gap ou Morgan, c’est son aura mode. Zara, qui a pour habitude de beaucoup s’inspirer voire de piller les modèles de jeunes créateurs ou de marques de luxe, s’est imposée comme une marque tendance. « Zara a un bon instinct pour sentir et copier les tendances », confirme Serge Carreira. Elle a donc une certaine légitimité à proposer des produits mieux finis, de plus grande qualité en termes de matières ou de design.
Les scandales n’ébranlent pas l’empire espagnol
Mais qu’en est-il des différents scandales qui ont touché la marque ? Affectent-ils son image ? Pour rappel, en 2023, l’eurodéputé Raphaël Glucksmann avait publié sur son compte Instagram les résultats d’un rapport qu’il avait commandé à l’université Sheffield Hallama, affirmant qu' »une quantité substantielle de vêtements fabriqués par des Ouïghours soumis au travail forcé (a été) introduite dans l’Union européenne sans restriction ». Et l’homme politique de préciser : « Voici la liste des principales marques incriminées dans ce rapport : Zara, Oysho, Pullandbear, Massimo Dutti ». Ces quatre marques appartiennent à la même entité, Inditex. Mais qu’il s’agisse des accusations régulières de copie ou des scandales de production, rien ne semble ébranler l’empire d’Amancio Ortega Gaona, l’homme le plus riche d’Espagne, à la tête d’une fortune de plus de 90 milliards de dollars selon le magazine américain Forbes.
Ni les scandales ni les changements de direction, comme ce virage vers le luxe opéré par Marta Ortega, la fille du fondateur qui a repris les rênes de l’entreprise en avril 2022, ne freinent la croissance du groupe. L’héritière a quelqu’un à qui se montrer à la hauteur. Elle continue d’entretenir l’aura de secret qui plane sur Zara. Impossible de parler à qui que ce soit en interne. Sophie, une ancienne collaboratrice de l’équipe de style, qui a travaillé cinq ans au siège situé à La Corogne, dans la région de Galice, au nord de l’Espagne, accepte seulement de nous dire : « On nous inculque très vite la culture du secret en interne, mes anciens collègues ne veulent pas parler et moi non plus, cela pourrait être un risque pour nos carrières. »
Cette discrétion est une forme de protection pour cette entreprise qui n’a jamais rien fait comme les autres. Tout se passe à La Corogne, où le siège, installé là depuis une cinquantaine d’années, dispose même d’une boutique interne, qui permet de voir comment les produits fonctionnent sur les salariés. « Nous avons toujours comparé Zara à H&M, ajoute Franck Delpal, mais les deux modèles n’ont rien en commun en termes d’organisation. Zara et Inditex en général n’ont pas que du sourcing asiatique. Ils produisent aussi beaucoup localement, en Europe, afin de pouvoir réapprovisionner des pièces ou fabriquer très rapidement les best-sellers de la saison. Cela a pu paraître contre-intuitif à une époque où tout le monde délocalisait en masse. » Selon Blooomberg, environ 60 % de la production de vêtements de Zara est réalisée en Europe, au Portugal, au Maroc et en Turquie.
Zara a également investi, depuis les années 80, dans la logistique et la data afin de pouvoir livrer les produits en un temps record et suivre les achats des gens. « Ils font beaucoup d’analyses des données clients, ils reçoivent des informations en temps réel, ajoute Franck Delpal. C’est un moyen de limiter les invendus et de ne pas faire trop de soldes afin de prouver que le prix est cohérent, ce sont des techniques davantage utilisées par les marques de luxe. » Une stratégie très globale qui porte plus que ses fruits.