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Vous ne devriez pas manger vos enfants

Chronique : une question de temps, qu’il s’agisse d’un recueil de faits historiques, d’un article de journal récurrent ou de quelque chose qui persiste.

Qu’est-ce qui persiste en nous ? Un noyau dur ? Des convictions ? Des lectures ?

Dans ma bibliothèque, un livre me fait souvent signe, il dépasse un peu et le nom de l’auteur est inscrit tout en haut de la couverture, EE Cummings. Si je l’incline un peu, je vois le titre en vert, 58 + 58poèmeset la photo de l’auteur en chemise blanche ample, col grand ouvert, main sur la hanche, l’air insolent et tendre à la fois. Il s’agit d’une réédition de Christian Bourgois de 1979, année où j’ai découvert ce grand poète américain qui a beaucoup compté pour moi. La liberté de son écriture, sa façon de se moquer des règles, de laisser des parenthèses ouvertes, des mots en suspens, le balancement de son écriture, son insolence et sa tendresse à la fois. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas ouvert 58 + 58 poèmes. J’ouvre au hasard et je choisis parmi les premiers poèmes écrits entre 1914 et 1925.

« les heures passent emportant des étoiles et c’est

aube

dans la rue du ciel marche la lumière semant des poèmes »

Ce qui m’éblouit au visage, c’est la joie de relire les mots de Cummings, comme ils l’ont fait il y a plus de quarante ans, mais surtout leur propre jeunesse, intacte. La persistance de l’aube, des étoiles qui s’envolent.

Le monde change, bien sûr, et nous changeons avec lui, mais nous comprenons toujours que les poèmes qui sèment la lumière peuvent voyager sur la route du ciel, nous avons toujours de la joie à lire ces mots écrits au début du 20e siècle.et siècle. Et nous comprenons les livres d’auteurs plus jeunes que nous lorsqu’ils nous surprennent, nous incitent à aller voir ailleurs si nous y sommes.

Ainsi, d’après le livre d’Emma Doude van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jourparu l’an dernier aux Éditions de Minuit, qui raconte l’histoire d’une famille de pasteurs qui perdent la mémoire. « Traiter un drame, avec le plus de lumière possible », dit l’auteur au dos de la couverture. Jouant aussi à incorporer dans le français des morceaux de néerlandais qu’on a finalement l’impression de comprendre, comme si on les avait nous-mêmes incorporés. Opa, le grand-père souffre de la maladie d’Alzheimer, Papa d’une grave dépression, Nicolaas, le frère aîné, hésite à prendre la relève, à devenir pasteur à son tour. A quoi bon devenir pasteur ? « Maman se lève. Par-dessus son épaule, sa voix résonne, celle d’un pasteur, c’est utile de garder les histoires vivantes, Nicolaas, c’est déjà bien, de raconter des histoires. »

Donc, d’après le livre de Guillaume Collet, Les mains pleinesparu cet automne aux Éditions Christian Bourgois. Grand-mère et grand-père perdent la tête. Ils sont sous la garde de Petit-fils. Les grands-parents sont plus fous que les autres, plus fous que Petit-fils, plus fous que Famille. Ils deviennent mythologiques, personnages d’un grand film où Petit-fils, qui est cascadeur, pourrait tout faire sauter et s’en sortir indemne. Langage corporel. Grand-mère a les yeux jaunes qui zigzaguent et Grand-père, les yeux comme des oignons qui poussent. Langage corporel qui s’étend jusqu’à la maison d’où l’on ne sort plus, jusqu’au monde où l’on ne va plus, à travers les cartes de géographie des voyages passés. Il n’y a plus de guide, plus de maître, plus d’exemple, mais les mots, comme les histoires, sont vivants, peut-être même plus vivants.

Le narrateur de Ceux qui appartiennent au jour et son petit-fils ne sera pas mangé vivant. Cronos (ou Saturne pour les Romains) dévore ses enfants pour les empêcher de prendre son trône. Le tableau terrifiant de Goya Saturne dévorant l’un de ses fils est un moyen de dissuasion. Le corps de Cronos est déformé, sa bouche béante, énorme, ses yeux exorbités. Il ne faut pas se méfier de sa progéniture, il ne faut pas craindre que le monde change, il ne faut pas manger ses enfants.

Le monde change, le monde bouge. Il y a quelques années, à la Biennale de Lyon, je me trouvais devant une vidéo de Julien Discrit, 67/76qui traite du dôme géodésique de l’architecte visionnaire Richard Buckminster Fuller, dont les remarques en voix off sont tirées de son Manuel d’instructions du vaisseau spatial « Terre » qu’il a écrit en 1967. La voix décrit l’Univers comme un gigantesque mouvement perpétuel et notre Terre comme un petit vaisseau spatial. Le Soleil accompagne notre voyage à une distance parfaite pour ne pas nous brûler. Le Soleil accompagne notre voyage. Nous sommes tous des astronautes. La voix off nous exhorte à en faire l’expérience, à ressentir physiquement le mouvement de la Terre, et, au moment où le Soleil est sur le point de s’éclipser, à nous tenir face au nord, les jambes écartées, à regarder par-dessus notre épaule gauche, à observer le Soleil du coin de l’œil, à ressentir la rotation de la Terre.

New Grb1

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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