Vers un grand remplacement cognitif ?
Dans son nouvel essai, Laurent Alexandre, co-fondateur du site doctissimo.fr, appelle nos dirigeants à cesser de considérer l’Intelligence Artificielle (IA) uniquement sous un angle économique. Le défi anthropologique que cela nous pose se doublerait d’une menace pour l’humanité.
Parleur. Pourquoi êtes-vous préoccupé par l’IA ?
Laurent Alexandre. Il y a vingt ans, les experts s’accordaient sur le fait que les machines dépasseraient les humains d’ici la fin du siècle. Mais depuis, le consensus a été considérablement revu, puisque l’échéance est désormais estimée à 2031 ou 2032. L’IA est ainsi devenue une question cruciale et pressante, qui n’est pas suffisamment prise au sérieux par les décideurs. Ils n’y voient qu’une question d’investissements et d’emplois, alors que c’est la question même de notre existence qui est posée. N’oubliez pas ce que le père de l’IA moderne, le chercheur canadien Geoffrey Hinton, a déclaré en février dernier à Temps Financier : » J’estime que la probabilité que l’IA extermine tous les êtres humains d’ici 2044 est de 10 %. »
N’est-il pas fallacieux de suggérer que ce type d’événement peut être prédit ?
Pour bien réfléchir à ce problème, il faut surtout éviter d’adopter une posture trop défensive. Et dire que nos dépassements par les machines sont un phénomène inévitable, dont la gestion doit être envisagée de toute urgence. Je peux vous dire que dans le domaine de la santé par exemple, que je connais bien, la messe sera dite d’ici cinq ans : l’IA fera de meilleurs diagnostics que les médecins, même dans le cas où les progrès sont lents.
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À quelle vitesse évoluent les progrès de l’IA ?
Dur à dire. Vous avez la position prudente de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, qui pense que les modèles linguistiques comme ChatGPT atteindront rapidement un certain plafond. Et il y a d’autres voix, plus audacieuses, comme Sam Altman, le père de ChatGPT, qui prédit la création d’une super-IA, incomparablement plus intelligente que toutes les intelligences humaines réunies, avant 2033.
Certains anticipent également le développement d’une IA généraliste, appelée » AGI »…
Oui, une IA capable de raisonner aussi efficacement que l’humain dans tous les domaines cognitifs et plus seulement par sous-catégories de compétences. Cela produirait alors une véritable révolution anthropologique.
Pour quoi ?
Cela équivaudrait à l’apparition d’une nouvelle espèce. En d’autres termes, nous risquons de devenir la deuxième espèce la plus intelligente de la planète. Cela entraînera un changement dans notre place dans le cosmos.
Vous venez d’utiliser le futur de l’indicatif, et non le conditionnel. Comme c’est souvent le cas dans votre livre, lorsqu’il s’agit de débats spéculatifs…
Je n’exprime presque jamais mon avis, mais celui des experts.
On peut encore deviner votre point de vue, implicitement.
Je prends le côté « lanceur d’alerte technologique ». La compétitivité des carreleurs « biologiques », qui travaillent trente-cinq heures par semaine, ne pèsera bientôt plus autant face aux futurs carreleurs « technologiques », qui seront actifs 24 heures sur 24 et auront l’intelligence d’un polytechnicien. Nous risquons un « jaunissement général », tous les experts en IA le craignent. Et je partage cette peur.
Ne pensez-vous pas que nous préparons déjà tranquillement cette révolution ? Prenons par exemple l’environnementalisme punitif, qui enseigne la haine des humains et de leur développement. N’est-ce pas là une propédeutique inconsciente à l’acceptation de notre déclin ?
Si le taux de fécondité s’effondre effectivement dans de nombreux pays, c’est en partie à cause de la crainte d’une catastrophe écologique. La haine de l’homme induite par l’environnementalisme se traduit finalement par une baisse du nombre de cerveaux humains mobilisables au moment où l’IA explose. Je vois les prémices d’un grand remplacement cognitif.
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La théorie du genre, qui vise à nous libérer de notre substrat biologique, n’est-elle pas un autre signe de l’acceptation collective et inconsciente de notre dépassement par les machines ?
Cela nous prépare en effet à accepter demain des technologies comme l’utérus artificiel, qui nous seront présentées comme plus éthiques, car sans recours à ces victimes d’une forme d’oppression que sont les mères porteuses. Mais allons plus loin. Le transhumanisme, qui consiste à doter l’humain de prothèses physiques et cognitives, pourrait un jour être supplanté par le posthumanisme, c’est-à-dire l’hybridation totale, l’abandon du corps biologique et la numérisation de la conscience. Affirmer, comme le fait la théorie du genre, que les humains sont fluides, malléables, réinitialisables, revient à promouvoir cette hybridation totale.
Quelle est votre position morale concernant ces perspectives ?
En l’espace d’un an, j’ai évolué. En supposant que Sam Altman ait raison – et il n’a jamais dit de bêtises jusqu’à présent – deux dilemmes majeurs se poseront coup sur coup : d’abord autoriser ou non la neuro-augmentation (transhumanisme), ensuite, dans quelques décennies ou quelques siècles. , faut-il autoriser ou non la fusion complète de l’homme avec l’IA (posthumanisme) ? Ce n’est pas forcément une perspective qui m’enthousiasme. Et je cite Luc Ferry, qui dit préférer vivre mille ans sous une forme biologique augmentée, plutôt que éternellement avec la consistance physique d’un microprocesseur.
Les prévisions auxquelles vous faites référence sont formulées par des personnalités technologiques reconnues comme Elon Musk, créateur de la société d’implants cérébraux Neuralink, ou Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google. Cependant, contrairement aux prophètes du passé, ces personnes décident de l’avenir qu’elles prédisent. Ne faut-il pas remettre en question leur honnêteté intellectuelle ? Leurs offres juteuses ne les poussent-ils pas à surenchérir dans les publicités ?
Peut-être qu’ils exagèrent. Mais même si la rupture intervient en 2050 plutôt qu’en 2033, l’histoire de l’humanité sera quand même bouleversée.
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