Categories: Nouvelles locales

une société à la limite

Un territoire en Europe que l’on peut visiter sans visa. Se faire embaucher sans permis de travail. Et avec un taux d’imposition bas. C’est la promesse du Svalbard. Pas mal, non ? Cette singularité est en partie liée au traité de 1920 qui régit le statut de cet archipel arctique : le texte signé au lendemain de la Grande Guerre accorde la souveraineté à la Norvège mais accorde des droits aux pays signataires (1). Résultat : une situation atypique qui attire chaque année de nouveaux habitants au bout du monde, à 1 000 kilomètres du pôle Nord.

Sauf que la réalité est un peu moins éblouissante. Car les autorités du Svalbard – un gouverneur, le gestionnaires de systèmeL’archipel, qui dépend du gouvernement norvégien, exige trois conditions pour s’y installer : avoir un travail, avoir un logement et être en bonne santé. Sous-entendu : si l’on choisit de vivre dans l’archipel, il faut subvenir à ses besoins. Pas question de chômer, encore moins de vivre au large de la Norvège. Et si – comble du hasard – on tombe malade, ne le restez pas longtemps. Sinon, le rêve arctique est terminé, retour sur le continent. Le Svalbard est une société sans personnes âgées, sans handicap et sans chômeurs. J’exagère un peu… mais pas à ce point.

Une terre de passage

On y vient pour étudier (2) ou pour gagner un peu d’argent, pour quelques mois ou quelques années. Peu de familles s’y installent durablement. Le tourisme est la principale source d’emplois à Longyearbyen, la capitale – entre 500 et 600 pour une population de 2 500 habitants. Le secteur attire des profils très différents : jeunes guides en quête de nature exceptionnelle et employés non qualifiés, petites mains des hôtels et restaurants. Près de 40 % de la population est étrangère et on compte une cinquantaine de nationalités.

Ah, j’oubliais ! Ne vous avisez pas de naître au Svalbard – on demande aux femmes enceintes d’aller accoucher à Tromsö, en Norvège. Ou elles mourront ! On n’enterre plus personne ici depuis longtemps. Avec la fonte du permafrost, mieux vaut éviter d’enterrer des corps dans la région. Restez en vie, ou encore, prenez vos dispositions. Bonne nouvelle : il n’y a aucun risque de scandale dans les maisons de retraite ! Au Svalbard, ça n’existe pas.

Bref, nous sommes toujours dans une société étrange… dont les promesses sont un peu ternies. Mais pour ceux qui répondent aux critères, la vie peut être très agréable. Agne et Arvydas Bertasius ont accepté de m’en parler. Trentenaires, ils sont originaires de Lituanie et parents de deux petites filles de 2 et 6 ans. Il est charpentier, elle est comptable, ils se sont installés à Longyearbyen il y a cinq ans, après avoir vécu en Norvège continentale et au Royaume-Uni.

Ce jour-là, on m’accueille dans une jolie maison ocre, sur les hauteurs de la ville. Un logement vaste et confortable avec une vue imprenable. Les baies vitrées donnent directement sur le fjord. Le mari, Arvydas, attrape ses jumelles et s’adresse à sa femme : « Regarde Agne ! Les deux gars sur la motoneige sur la banquise… C’est hyper fragile, ils sont fous de passer par là… » Il suit du regard, captivé, le parcours agile des machines sur la glace. En contrebas, les imprudents finissent par traverser sans encombre.

Économisez pour revenir sur la bonne voie

Une scène banale au Svalbard. Le genre d’épisode qui fascine les habitants et que le menuisier peut contempler depuis son salon. Il est fier de cette vie. Un bon travail, une belle maison, des couchers de soleil à couper le souffle qu’il offre à sa famille depuis le canapé. Chaque début d’hiver, c’est le même éblouissement : des ondulations lumineuses de bleu, de rose, de mauve dans des ciels qui semblent ne jamais finir. L’été, quand le soleil reste au zénith, ils sont aux premières loges pour observer les bateaux de croisière qui arrivent avec leurs cohortes de touristes. Arvydas rit. « On dirait que les moustiques s’abattent sur la ville ! » Il préfère la basse saison, quand la ville est un cocon.

« Le Svalbard est le dernier endroit sur terre où l’on peut encore économiser ! »

Arvydas Bertase

Avec son allure décontractée, sa barbe rousse et son piercing, l’artisan s’est fait un nom sous le soleil arctique. Le loyer de sa maison est couvert à 60 % par l’entreprise qui l’emploie, il ne paie que 16 % d’impôts et gagne un salaire de 5 000 € par mois. Il en rit encore : « Le Svalbard est le dernier endroit sur terre où l’on peut encore économiser ! » Sa femme, Agne, une grande fille aux yeux clairs, est du même avis : « Ailleurs, une fois que vous avez payé vos factures, vous n’avez plus rien sur votre compte. Ici, vous pouvez économiser pour l’avenir. »

En cinq ans, le couple a économisé une belle somme pour construire une maison à Moletai, en Lituanie. Le départ sera douloureux, c’est sûr, car ils se sont attachés au Svalbard. Agne, qui caresse la tête blonde de sa fille cadette, la mesure tous les jours. « Ici, tout est sécurisé, on ne ferme pas la maison à clé, il n’y a pas de vol. Notre fille de 6 ans va seule à la bibliothèque le samedi en vélo, il n’y a aucun risque. »

Quant à Arvydas, il devra renoncer à ses escapades au pied des glaciers, lorsqu’il ira réparer « cabines » Au milieu du désert blanc, ces petits chalets que s’offrent les habitants de Longyearbyen pour le week-end. « Travailler dans ces conditions est unique. Dans le silence, au milieu de l’immensité, avec la visite occasionnelle d’un ours polaire… Ça va me manquer, c’est sûr. »

L’Arctique dans un mouchoir de poche

Dans l’archipel, cependant, tout le monde n’a pas cette chance. Je quitte le quartier résidentiel pour rejoindre le port, à une demi-heure de marche. Le soleil est magnifique, la route mène au bleu vif de l’océan. Je plisse les yeux pour repérer le bateau qui doit m’emmener en excursion. Amarré au ponton, il est encore vide, hormis l’équipage d’origine philippine qui s’affaire. Le pont doit être nettoyé, les vivres apportés, les touristes accueillis. Au programme, un tour de l’Isfjorden, le « fjord de glace », à la découverte des banquises.

Accueillir, c’est le rôle de Ruth, 26 ans, gestes impeccables, cheveux noirs ramenés en queue-de-cheval. La jeune femme vérifie minutieusement chaque billet. Sourire, mots de bienvenue, chronométrés. En quelques instants, une cinquantaine de personnes sont à bord, prêtes à suivre les démonstrations de sécurité. Le rôle de Ruth à nouveau, mais cette fois avec un gilet de sauvetage autour du cou. Même maîtrise, même sourire. L’exercice prend fin. Elle retire le gilet et se glisse au bar du bateau pour servir les premiers clients.

L’hôtesse me fait penser à Novecento, le personnage d’Alessandro Baricco. Cet homme qui ne descend jamais du bateau sur lequel on l’a laissé bébé. Enfermé derrière la rambarde, à l’abri du monde. Ruth ne joue pas de piano, mais depuis cinq ans, le bateau est son monde. Elle a quitté les Philippines en 2019 sur les conseils d’un oncle. Un bon plan pour gagner de l’argent. Elle lui a fait confiance.

Depuis, la jeune femme travaille, mange, dort et rêve entre la coque et le pont du bateau.

Depuis, la jeune femme travaille, mange, dort et rêve entre la coque et le pont du bateau, au rythme des circuits, toujours les mêmes. Une vie de labeur, confinée au milieu de paysages incroyables, qu’elle aperçoit depuis le pont ou derrière les hublots. L’Arctique dans un mouchoir de poche.

Un archipel ouvert sur le monde ?

Mais Ruth « aime son travail ». En servant le café, elle pointe du doigt un tableau accroché près du bar. Il recense par des croix les animaux aperçus depuis le début de la saison : ours polaires, morses, bélugas, baleines… « Tu imagines ? » Avant de venir, elle n’avait jamais vu de neige. Elle aime aussi interagir avec les voyageurs et engage facilement la conversation. Mais lorsqu’on lui demande de prendre une photo pour le journal, elle perd confiance. « Je vais demander au capitaine. » Il n’y aura pas de photo.

De nombreux Philippins sont les moteurs de l’industrie du tourisme au Svalbard.

Comme Ruth, de nombreux Philippins font fonctionner le secteur du tourisme au Svalbard, de nombreux Thaïlandais aussi. Femmes de chambre, serveurs, marins… certains vivent dans des appartements à plusieurs, partageant cuisines et salles de bain. Des années en pause, pour aider les proches restés au pays. Ruth gagne 1 000 euros par mois, une somme qui lui permet d’acheter une voiture aux Philippines et de payer la connexion Internet de toute la famille.

Bref, dans cette micro-société de Longyearbyen, il y a des inégalités et des frontières invisibles. Par le jeu économique, mais pas seulement. Par le jeu culturel et géopolitique aussi. La Norvège veille au grain, car l’Arctique est un enjeu géostratégique puissant. Elle ne manque pas une occasion de rappeler qu’elle est chez elle. Par exemple : elle a récemment restreint le droit de vote aux élections locales pour les étrangers. De quoi faire grincer des dents. A Longyearbyen, tout le monde m’en parle. Au fil des jours, je sens une société à fleur de peau, fragile, qui se remet en question. Certains ont même créé un groupe « Unwanted Foreigners » sur Facebook.

Je me demande ce qu’en dit le gouverneur. Comment, dans cet étrange territoire hybride, maintient-on la cohérence entre les peuples ? La promesse d’un archipel ouvert tient-elle toujours ? Qu’en dit la Norvège ? Je suis curieuse de l’entendre. Mais le gouverneur n’est pas disponible, ni aujourd’hui ni dans les jours à venir. Il promet de me répondre par écrit. La réponse ne tarde pas à venir et révèle, en filigrane, l’importance de tenir sa place dans l’Arctique. « Le Svalbard est un territoire norvégien, (…) La langue officielle est le norvégien et le Svalbard est régi par les lois norvégiennes. La société de Longyearbyen est donc norvégienne depuis 1925. Voilà, je sais à quoi m’attendre, si par hasard j’avais des doutes.

(1) En 1920, ils étaient neuf, dont la Norvège : les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Danemark, la France, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas, la Suède ; aujourd’hui, une quarantaine de pays l’ont signé.
(2) Le Svalbard dispose d’un centre universitaire, Unis.

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides

Recent Posts

Difficultés financières majeures : les prêteurs de Northvolt choisissent PJT Partners pour évaluer leurs options

Préoccupés par les graves difficultés financières de l'entreprise, les prêteurs de Northvolt viennent de choisir la banque d'investissement new-yorkaise PJT…

3 minutes ago

Florian marque « en pleine face » d’Arber !

Les traditionnels matchs intra-équipes du camp d'entraînement des Canadiens de Montréal ont donné lieu à un combat fraternel jeudi à…

4 minutes ago

Le nouveau gouvernement sera présenté « avant dimanche », assure Matignon après la rencontre entre Michel Barnier et Emmanuel Macron

France Télévisions a reçu confirmation de plusieurs noms parmi les 38 que le Premier ministre a proposés au président, parmi…

7 minutes ago

Comment la police a infiltré Ghost, le service de messagerie préféré des criminels

Les criminels du monde entier pensaient échanger des messages en toute sécurité. Trafic de drogue, blanchiment d’argent, projets d’assassinat… Pour…

8 minutes ago

Guerre en Ukraine : Détruit par les Ukrainiens, l’entrepôt stockant de nombreuses armes russes était censé résister à « une explosion nucléaire »

L'entrepôt serait situé à Toropets, à environ 500 km de la frontière ukrainienne. Dans la nuit du mardi 17 au…

9 minutes ago

Double arrêt spectaculaire de David Raya sur penalty

Arsenal se déplace ce soir sur le terrain de l'Atalanta Bergame pour la première journée de Ligue des Champions. Une…

10 minutes ago