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une « dette de sang » par-delà l’espace et le temps

L’effroyable attentat survenu à Moscou dans la soirée du 22 mars 2024 a mis en lumière la menace que l’organisation djihadiste État islamique (EI) continue de faire peser sur ses multiples ennemis, parmi lesquels la Russie occupe depuis de nombreuses années une place à part. années. L’attaque nous amène à nous interroger sur la force résiduelle de ce mouvement au-delà de ses revers passés dans son territoire syro-irakien. En fait, armé d’une idéologie et d’un militantisme durablement transnationalisés, l’Etat islamique frappe encore et encore dans différentes parties du globe.

Parmi les facteurs expliquant sa pérennité et sa pérennité, la question de la « dette de sang » – bien que centrale dans le discours des jihadistes pour justifier les attentats violents qu’ils revendiquent – ​​n’est que rarement évoquée, ou alors de manière très superficielle. Cette notion fait cependant l’objet de travaux notables dans la littérature anthropologique. Cet article développe quelques réflexions à ce sujet, destinées à rendre compte de la place prépondérante de la vengeance dans la perpétuation de la lutte menée à l’échelle mondiale par l’EI et les autres mouvements jihadistes.

D’une coutume ancienne à sa subversion

Aborder la question de la dette de sang comme moteur du jihadisme, c’est se placer dans le champ lexical des représailles et du châtiment dont elle constitue une forme singulière. Traditionnellement, selon la théorie de l’identité sociale, la dette de sang fait référence à l’action de tuer un coupable ou ses parents – l’exogroupe – en échange d’une infraction grave ou d’un crime visant un membre du groupe. l’endogroupe. La dette du sang s’articule autour de liens de parenté fondés sur le sang et qui peuvent aussi s’appréhender plus largement comme l’appartenance à une communauté qui n’est pas forcément ethnique. Dans le cas du djihadisme, les groupes sont idéologiquement construits pour servir de cibles aveugles – « l’Occident », les « incroyants », les « apostats », pour n’en nommer que quelques-uns.

Les 143 morts à Moscou ont été ciblés en tant que «chrétiens», comme l’indique la déclaration de l’EI, même s’ils n’avaient aucun lien direct entre eux et encore moins avec d’éventuels coupables – eux aussi impossibles à distinguer. Même si la comparaison reste discutable, il n’est pas excessif d’évoquer « un Bataclan russe » tant la terrible logique qui a présidé aux massacres du 13 novembre 2015 dans le contexte français était similaire. Dans le psychisme meurtrier des jihadistes, il fallait déjà à l’époque faire payer à des civils innocents les crimes qu’ils imputaient à la France, en Syrie et ailleurs dans le monde musulman. On pourrait citer d’autres attaques à travers lesquelles la même dynamique était à l’œuvre.

Dans les sociétés les plus anciennes, la dette du sang reposait sur un triple principe de réciprocité, de sélectivité et d’équivalence que les djihadistes ont ici renversé par leur escalade de la violence. Car pour le vengeur, la dette de sang implique théoriquement qu’un de ses proches a été tué. Si l’EI prétend défendre les musulmans, il ne peut en réalité établir avec eux une relation claire et objective. La cible d’une dette de sang doit d’ailleurs être choisie pour ses relations avec l’auteur d’un crime. A Moscou comme ailleurs, personne ne sait finalement qui exactement l’EI a vengé. Enfin, de telles représailles aveugles et disproportionnées sont étrangères à la loi biblique du talion – « œil pour œil, dent pour dent » – dont l’objectif est précisément de juguler la violence.

Transnationaliser la lutte au fil du temps

Mais ce qui importe ici est sans doute davantage de comprendre comment, détournée de son sens originel, la dette du sang se veut une puissante source de mobilisation transnationale pour des mouvements armés comme l’EI. Il n’est pas anodin que toute la propagande du groupe regorge de références à ce sujet. Les chercheurs qui travaillent sur les écrits et les contenus audiovisuels du SI, notamment en arabe, connaissent donc très bien les infographies entièrement consacrées à c’estdette de sang en arabe, dont les origines remontent à la période préislamique, lorsque les tribus d’Arabie, alors polythéistes et païennes, lancèrent des raids virulents contre leurs adversaires.

Toute dette de sang implique un processus de répétition d’un acte de vengeance au fil du temps et, par conséquent, des cycles sans fin de violence qui s’auto-renforcent à chaque nouvelle attaque et éventuellement s’étendent sur plusieurs générations. Ce constat est d’autant plus valable que la dette du sang, pour le groupe qui l’invoque, n’est pas une option mais un devoir moral. On pense bien sûr aux représailles entre familles et tribus dans de nombreuses régions du monde, et plus particulièrement en Méditerranée et au Moyen-Orient où les djihadistes, entre autres acteurs, ont participé à la résurgence et à l’exacerbation de cette coutume censée être fini.

Outre des variations culturelles indéniables, le c’est présente également de nombreux points communs avec le badal en Afghanistan (code d’honneur pachtounwali), le godob en Somalie, le xwin Kurde ou même le ch’ir Tchétchènes, tous liés à des vendettas entre clans opposés. Cet esprit commun d’argent du sang est ce qui a permis à l’EI de rassembler tant de factions sous sa coupe. Certes, en le revisitant et en l’insérant au cœur d’un système idéologique infiniment contemporain, les djihadistes se sont emparés d’une pratique jugée par beaucoup primitive. Ils l’ont ensuite exploité au nom d’une « culture de la fierté » qui explique la robustesse de leur engagement.

La Russie et son voisinage comme emblèmes

Typiquement, la Russie et ses voisins symbolisent ce processus de capture et de subversion par l’EI d’une tradition encore très significative. Derrière l’idée religieuse du jihad, les moudjahidines afghans ont combattu les Soviétiques à partir de 1979 à travers la glorification de badal. La résistance armée tchétchène face aux forces russes s’est également constamment inspirée ch’ir. C’est finalement à travers le prisme de c’est que l’Etat islamique exhorte ses partisans à vaincre violemment le diktat hégémonique de Vladimir Poutine et à anéantir tous ceux, y compris les civils, qui lui sont hypothétiquement liés.

De nombreuses études illustrent la prévalence des dettes de sang dans ce vaste espace ex-soviétique qui s’étend de l’Asie centrale – d’où sont issus plusieurs des auteurs de l’attentat de Moscou – jusqu’au Caucase où, à l’époque de l’URSS, pourtant, la dette de sang a été proscrit et même criminalisé. Notons le nombre important d’hommes et de femmes qui ont quitté ces zones pour rejoindre le jihad en Syrie contre Bachar Al-Assad – tantôt morts au combat, tantôt dispersés dans un environnement instable qui a certainement favorisé leur rapprochement avec d’autres militants. . Tous partagent la même haine irascible envers la Russie, alliée militaire du tyran de Damas mais aussi de certaines juntes autoritaires comme en Afrique.



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Par effet miroir avec d’autres « provinces du califat », solidement implantées ici et là et où la dette du sang constitue aussi un puissant référent collectif, le drame de Moscou illustre qu’il y a d’une part, dans l’idéologie et la rhétorique de l’EI, une insistance omniprésente sur l’interprétation ultra-radicale que ce groupe terroriste fait de la religion, mais dont il faut aussi garder à l’esprit qu’il s’appuie, dans son discours et dans ses actes violents, sur cette tradition préislamique qu’est la dette de sang.

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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