Un instant du village
Nos trésors ne sont rien. Des petits grains de sel qui ne scintillent que dans la lumière intime. Les montrer aux autres demande beaucoup de tact et de patience. Une intention trop forte et le charme se défait. Comme dans ces films paresseux où la pluie de violons nous dit de pleurer à heure fixe.
J’ai toujours été convaincu que l’essentiel de notre vie ne peut être raconté. Que si le récit a une chance d’accueillir qui nous sommes, c’est dans ses interstices et ses parenthèses, dans les instants où il balbutie, où il s’attarde sans raison apparente, où il s’abstient d’aller au-delà.
Il y a bien des choses que le poète Emmanuel Échivard ne raconte pas dans A quelle heure du village (Cheyne, 2024). C’est ce qui fait de ce recueil de poèmes une admirable histoire. D’une modestie et d’une clarté écrasantes. On le lit comme on se promène dans un village et on se promène dans ce village comme on pourrait dire qu’on se promène dans sa vie : avec le sentiment diffus de tourner autour de quelque chose. D’un point central qui donne à nos pas une forme de confiance comme si nous savions, même dans l’inconnu, que la maison n’est pas loin.
Le départ de la quête, ici, est une maison située dans un village de l’Aisne, à Beaurieux. Le poète, dans un « Avant-dire », nous apprend que cette maison, qui «des habitants changés», appartenait à une femme devenue veuve très tôt. Le sujet n’est ni la maison, ni la femme, ni l’histoire à proprement parler de cet amour qui était au cœur de la vie de cette femme. Mais l’émotion que suscite cet amour au-delà de la mort chez ceux qui viennent vivre dans la maison.
Le poète ne racontera pas l’histoire en tant que telle car elle ne lui appartient pas. Il ne fait pas partie de cette race si prolixe aujourd’hui : les charognards littéraires qui, sous couvert de sollicitude, se permettent de profaner, en se l’appropriant, la vie des autres.
De l’existence de cette femme, fidèle jusqu’à sa mort à l’amour d’un homme, il ne reste, dans le livre d’Emmanuel Échivard, qu’un prénom, Brigitte, et quelques traces sobrement évoquées, comme l’inscription sur le tombeau visible à proximité. l’église: «Lt François MARTINEAU. Mort pour la France au Tonkin. 1925-1952. »
Le village n’est pas décrit à travers la nostalgie, un idéal blessé ou la condescendance d’un citadin perdu dans le désert. Il se situe dans le temps ample qui lui est propre : « C’est un village qui hésite/à s’étendre dans la plaine le long du fleuve/à rejoindre le mouvement millénaire/des tribus néolithiques/qui ont suivi le cours de leur vie le long du fleuve. » Se promener dans le village, c’est marcher dans une mosaïque du temps, ce qui inspire à Emmanuel Échivard les mots qui constituent le cœur battant du livre : « Nous ne savons pas vraiment où nous sommes dans le village. Le temps passe entre les rues.» Et le temps est parfois lié à l’amour. Il porte le savoir, la présence – aussi infime que tenace.
Toute la maison garde l’empreinte de l’amour de Brigitte pour François : « Restez/devant le tombeau de François/que vous ne connaissez pas/mais qui vous oblige/car tout dans la maison est fait/pour qu’on puisse le voir. » Le nouveau résident peut avoir l’impression de se trouver dans un lieu qui ne lui appartiendra jamais vraiment. Et pourtant l’amour perçu dans la configuration de la maison crée les conditions d’une hospitalité inattendue : « Ici ce n’est pas toi qui réside/simplement il y a quelque chose/qui te laisse être/qui te permet d’exister ici/c’est peut-être le vent qui vient de la plaine ou bien/les mésanges/ entre le cimetière et ton jardin/tu êtes un hôte et les branches du tilleul s’inclinent/à votre approche/un simple hôte dans cette maison/qui a longtemps appartenu/à François/à sa femme/à ses filles.»
Pour qui sait voir les choses avec les yeux du cœur, rien ne s’efface jamais vraiment : « Il y a aussi un vieux tapis turc dans le salon/qui a dû prendre beaucoup de poussière/il y a des insectes qui dorment entre les planches/Cette maison est une nouvelle vie/mais tu le sais aussi/on ne tourne jamais la page/la vie n’est pas un livre.»
A quelle heure du village, comme tous les grands livres, est un retour au pays natal : toute notre vie est là. Je ne connais pas Beaurieux mais je connais Chaumont-en-Vexin. Je ne connais pas Brigitte et François mais j’ai connu Gisèle et Luc, mes parents. J’ai marché dans cette époque d’amours plus forts que la mort. J’ai grandi dans une maison qui était l’arche d’un de ces amours. Je sais à quel moment du village je vis ma vie d’homme. Grâce à Emmanuel Échivard, je comprends mieux pourquoi j’aime le poème : « Un poème n’est pas un roman/il ne s’éloigne pas du lieu/où demeure la tombe. »