Avec, à ce jour, 110 représentations au compteur, Il n’y a pas d’Ajar devrait intégrer le Livre des records. Ce n’est pas fini. Un tel succès continu est la justice. On est rarement en présence d’un objet de théâtre aussi pétillant d’intelligence, conçu et animé avec brio par une combinaison de talents venus de tous les domaines de la scène. Il y a la partition écrite par Delphine Horvilleur, une rabbin unique de son état. Au sein de l’association Judaïsme en Mouvement, elle explore inlassablement la Bible et le Talmud par elle-même. De la figure fourbe d’Émile Ajar, qui permit à Romain Gary de récolter, sous ce patronyme d’invention, un deuxième prix Goncourt clandestin avec la vie à venir, elle compose un monologue d’une virtuosité linguistique et philosophique époustouflante. Elle imagine qu’il puisse exister – ou prétendre exister – un fils présumé d’Émile Ajar vivant dans un trou ! Cet Abraham Ajar passera, sous nos yeux, grâce à l’actrice Johanna Nizard (co-signataire de la production avec Arnaud Aldigé) à travers les vertiges d’une identité protéiforme, tantôt un garçon assez mal élevé, tantôt un cagoule intempestif, tantôt un divinité à Gustave Moreau (du moins je vois ces métamorphoses comme celle-ci, à la hussarde).
Chemin faisant, sous le sceau d’un humour passionné et libérateur, toute envie d’identité monotone est balayée. Les religions révélées, citées à paraître, n’attribuent-elles pas à chacun la fatalité d’être immuable ? « Monologue contre l’identité », affirme avec force Delphine Horvilleur qui n’a pas peur, dans un élan véritablement politique, voire prophétique. Johanna Nizard avance souverainement dans ce conte moral résolument moderne, changeant de voix et d’apparence en un clin d’oeil, distillant tout le jus d’une partition spirituelle, qu’elle incarne tel un dibbouk bienfaisant.
C’est d’ailleurs tout un fond merveilleux de culture et de littérature juives qui surgit à chaque instant, au cœur de ce monologue astucieusement prononcé, les yeux dans les yeux avec le public, dans une relation constante de complicité éclairée. Il y a ainsi des moments où les virtualités du théâtre redécouvrent, par éclairs, les mérites irréfutables d’une pratique sociale digne de ce nom au plus haut prix. Nous sommes aussi les enfants des livres que nous lisons, rappelle Delphine Horvilleur, à toutes fins utiles. Ne sommes-nous pas aussi nés du théâtre que nous voyons ?
Il n’y a pas d’Ajar sera, du 2 au 21 juillet (pauses les 8 et 15 juillet), au Festival off, le 11, à Avignon. Rens. : 04 84 51 20 10. Reprise du 23 au 28 septembre aux Plateaux Sauvages à Paris et, en décembre, à l’Espace Cardin. Le texte est de Grasset.