« Un cadenas a été brisé »… Sur la ligne de la prévention de la radicalisation, l’antisémitisme décomplexé
Au bout du fil, les mots s’entrechoquent. Après des mois à assister impuissante à la radicalisation de sa fille, cette mère de famille a finalement décidé de composer le numéro vert*. Mais comment raconter ? Par où commencer ? Par l’enfance de sa fille, marquée par les abus sexuels ? Son adolescence tourmentée ? Ou sa conversion à l’islam en 2023, sous l’influence d’une amie ? Casque vissé sur les oreilles, l’un des auditeurs du CNAPR, le centre national d’aide et de prévention de la radicalisation, la guide d’une voix rassurante. « Les gens s’imaginent souvent qu’au moment où ils nous appellent, les flics vont venir frapper à leur porte pour arrêter leur gosse, alors que ce n’est pas du tout le cas », sourit cet ancien policier. Il a rejoint la plateforme en 2015, un an seulement après sa création, alors que les départs vers la Syrie étaient à leur apogée.
Petit à petit, cette mère inquiète déroule son histoire comme on se débarrasse d’un fardeau. Cet appel est souvent vu comme une dernière chance. Elle dit avoir d’abord accepté que sa fille ne mange plus de porc à la cantine et ne fasse plus le ramadan, mais s’est sentie impuissante quand sa fille a arrêté d’aller au cinéma, d’écouter de la musique ou de voir des amis non musulmans. L’adolescente passe des heures sur les réseaux sociaux. C’est le cas de beaucoup de filles de son âge, mais elle est exclusivement branchée sur des chaînes de prosélytisme. Elle a commencé à collectionner les abayas, se changeant en cachette pour porter le niqab quand elle sort. Son anxiété est montée d’un cran quand le lycée l’a appelé pour l’avertir qu’elle priait en public.
Une augmentation de 30% des signalements en deux ans
« Nous essayons toujours de déterminer si ce que l’on nous décrit est simplement un soutien idéologique – même s’il est rigoureux – ou s’il s’agit d’un soutien à la violence, que ce soit en paroles ou en actes, et dans ce cas nous entrons dans le champ de la radicalisation », explique le numéro 2 de l’Uclat, l’Unité de coordination antiterroriste. Ici, les appels gratuits et confidentiels – les noms n’apparaissent dans aucune procédure – durent parfois une heure.
Depuis deux ans, leur nombre a bondi de plus de 30 %. Entre 500 et 1 000 appels téléphoniques arrivent chaque mois dans cette petite salle exiguë du ministère de l’Intérieur. « Nous avons très peu d’appels aléatoires », insiste le responsable du CNAPR. « Parfois, les gens se trompent et nous appellent pour une urgence, par exemple quelqu’un qui crie Allah Akbar dans la rue ou tient des propos menaçants ; dans ce cas, nous les orientons vers les services compétents. » L’activité est corrélée à l’actualité : après un attentat ou un événement violent, en France ou à l’étranger, les appels affluent. « Généralement, ça baisse au bout de quelques semaines, mais le pic ne redescend guère depuis les attentats du 7 octobre en Israël », constate le responsable adjoint de l’Uclat.
70% des mineurs signalés sont des filles
Dans la moitié des cas, ce sont des familles qui appellent, inquiètes d’assister, impuissantes, à la dérive d’un proche. Un enfant, souvent. Deux tiers des personnes signalées ont moins de 25 ans. Ces derniers mois, le nombre d’adolescents a fortement augmenté, notamment les jeunes filles, qui représentent 70 % des signalements de mineurs. « Les réseaux sociaux ont une influence majeure. Le prosélytisme prend un aspect ludique avec des tutoriels ou encore des concours de pédagogie », explique-t-il. aime « , poursuit le responsable de la plateforme.
Outre le cercle familial, les entreprises et l’Education nationale appellent régulièrement pour faire part de leurs inquiétudes. Ici, un salarié qui se met à tenir un discours séparatiste, niant par exemple les valeurs de laïcité ou de diversité. Là, un élève, parfois très jeune, qui tient des propos menaçants ou remet en cause le contenu du cours.
Le verrou de l’antisémitisme
Surtout, depuis les attentats du 7 octobre en Israël, les auditeurs ont noté un avant et un après indéniables. « Il y a une vraie banalisation du discours antisémite. On sent qu’un verrou a été brisé depuis la réactivation du conflit israélo-palestinien », assure le responsable adjoint de l’Uclat. Y compris chez les très jeunes. Certains sont encore à l’école primaire ou entrent tout juste au collège. Comme cet adolescent de 13 ans dénoncé parce qu’il menaçait de tuer sa prof, la traitant d’« infidèle », et traitant son entourage de « sales juifs ». De ce lycéen dont les propos antisémites étaient devenus quotidiens et qui faisait régulièrement référence à Hitler ou à la Shoah. Ou de cette femme qui a publié des vidéos sur les réseaux sociaux, juste après les attentats, dans lesquelles elle traitait les juifs de « sales cafards ».
« Cet antisémitisme est parfois le déclencheur de l’appel : c’est un déclencheur pour les familles, une façon de mesurer le degré de radicalisation », explique le responsable de la plateforme. Comme pour tout appel, l’objectif est d’analyser le discours. Ces propos isolés, sans pratique religieuse, relèvent-ils d’une prise de position idéologique, ou sont-ils liés à un changement de comportement ?
Appel après appel, les auditeurs ont constaté que les propos antisémites – notamment ceux tenus par les plus jeunes – étaient souvent calqués sur les discours bien rodés diffusés sur les réseaux sociaux. « Depuis le 7 octobre, les principaux groupes terroristes ont développé une propagande très offensive visant les juifs », précise le responsable adjoint de l’Uclat. Alors qu’auparavant, le sort des enfants syriens ou des Ouïghours était mis en avant pour cibler les jeunes, la rhétorique victimaire s’est désormais déplacée vers le sort des Palestiniens et particulièrement des Gazaouis.
Adhésion à la violence
Ce que les auditeurs cherchent en premier lieu à détecter, on l’a dit, c’est l’adhésion à la violence. S’il y a des doutes sérieux, une évaluation plus poussée peut être menée : par la DGSI si le cas est considéré comme « haut de gamme », ou par le renseignement territorial. Dans certains cas – extrêmement rares – une levée de doute est mise en place, s’il y a crainte d’un passage à l’acte rapide. La plateforme a déjà révélé quelques projets d’actes violents. Mais cela reste largement minoritaire. Neuf fois sur dix, les faits signalés ne relèvent pas d’une radicalisation violente. « C’est généralement le tout début de la trajectoire de radicalisation. Parfois, ce sont simplement des familles désorientées par la conversion de leur enfant », précise le responsable de la CNAPR.
Pas question pour autant de les laisser dans le flou. « Notre rôle n’est pas seulement la détection mais aussi l’accompagnement des appelants, poursuit l’écoutante. Il faut rassurer les familles et leur donner les clés de compréhension. » Ainsi, la mère de l’adolescente a été orientée vers un accompagnement psychosocial dans une unité de prévention de la radicalisation. Dans son cas, aucun suivi sécuritaire n’a été recommandé, car si la jeune fille s’est enfermée dans une pratique rigoriste de l’islam, elle ne tient pas de discours violent. Parfois, les appelants sont mis en relation avec le psychologue du service. Dans tous les cas, tout le monde le répète à l’envi : dans le doute, mieux vaut appeler que rester avec ses inquiétudes.
* Le numéro vert – 0 800 005 696 – est disponible du lundi au vendredi de 9h à 18h. Les appels sont confidentiels. Vous pouvez également signaler un problème par courriel en cliquant sur ce lien.
** Pour des raisons de confidentialité, tous les participants ont été anonymisés.