Un an après le 7 octobre, la fraternité religieuse en France sur le fil du rasoir
La déclaration commune, symboliquement cruciale, aurait bien pu ne jamais voir le jour : lundi 7 octobre, les représentants des principales religions de France sont parvenus à se mettre d’accord sur « un appel international à la paix et à la fraternité »malgré le climat de tension qui a imprégné les relations interreligieuses ces derniers mois.
Publiée un an jour pour jour après l’attaque du Hamas contre Israël, la déclaration de la Conférence des leaders des religions de France (CRCF) – instance regroupant les représentants des principales religions du pays – a réussi, malgré de profondes divisions, à tenir « les deux bouts de la corde » : dénoncer par la même occasion « barbarisme » du Hamas, le caractère terroriste de son attaque, le sort des otages, mais aussi « l’immense souffrance des civils dans la bande de Gaza ». Elle a aussi simultanément condamné, en France, « l’antisémitisme » et la « haine anti-musulmans ».
Un communiqué commun, un an après l’attentat du 7 octobre 2023
« C’était un défi de signer un texte commun et pour chacun de faire des compromis devant ses fidèles », souligne Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France. « Le week-end précédant la publication a été très chargé pour parvenir à un communiqué de presse acceptable pour toutes les parties. Il y a eu beaucoup d’allers-retours, confie un proche du dossier. Nous étions dans une crise diplomatique aiguë, mais il était très important que nous parvenions à un accord. L’image aurait été désastreuse si cela n’avait pas été réalisé. »
Le soulagement était à la hauteur des tensions. Car depuis un an, l’attentat du 7 octobre 2023 et la réponse israélienne tendent sérieusement les relations entre juifs et musulmans, fragilisant ainsi tout l’écosystème interreligieux français. Les chefs des religions, bien que généralement soucieux de taire leurs différences, l’ont eux-mêmes reconnu : « Alors que, dans notre société profondément polarisée, le dialogue est plus important que jamais, même les relations interconfessionnelles sont mises à l’épreuve, voire gelées. » ils ont écrit dans leur récent communiqué de presse.
En cause, une divergence fondamentale sur la lecture des événements au Moyen-Orient. Pour de nombreux Juifs de France, depuis le 7 octobre, Israël est dans un état de « autodéfense »après avoir subi la pire attaque antisémite de l’histoire du pays. Alors que de nombreux musulmans voient la réponse israélienne comme une « génocide » et dans le conflit israélo-palestinien « une guerre coloniale ».
Au 13 novembre 2023, le vernis était craquelé. Ce jour-là, craignant des tensions intracommunautaires, Emmanuel Macron a invité les fidèles à l’Élysée pour un petit-déjeuner. Le climat est électrique entre le grand rabbin de France, Haïm Korsia, et le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz. En cause, l’absence de ce dernier la veille à la marche contre l’antisémitisme, au motif qu’elle n’incluait pas dans ses slogans la lutte contre tout racisme.
Face à l’explosion de la haine contre les juifs et au spectre de l’importation du conflit israélo-palestinien sur le sol français par les communautés religieuses, le président demande formellement ce 13 novembre aux responsables des cultes de « défendre l’universalisme et les valeurs républicaines » et de « multiplier les actions pédagogiques en ce sens ».
« Un enjeu d’unité nationale »
Les chefs religieux jouent aussi sur leur crédibilité. Il s’agit de prouver à la société et à ses autorités que les religions peuvent être un facteur d’apaisement dans un pays fracturé qui abrite les deux plus grandes communautés musulmane et juive d’Europe. « Derrière l’interreligieux, il y a aussi un enjeu d’unité nationale »rappelle Christian Krieger, président de la Fédération protestante de France.
Mais localement, le tissu interreligieux s’est effondré. Alors que les années précédentes, les relations judéo-musulmanes s’étaient plutôt consolidées au niveau national, le 7 octobre a apporté son lot de déceptions mutuelles. « À cette époque, je crois que les dirigeants juifs, qui ont vécu cet événement de manière très directe, auraient souhaité un soutien beaucoup plus ferme et plus fort de la part des autres religions. » retrace Saïd Aalla, président de la Grande Mosquée de Strasbourg. De la même façon, « Après la réponse israélienne, la communauté musulmane, qui a vu le nombre de morts exploser, attendait des condamnations et une prise de position pour un cessez-le-feu, ce que les religions n’ont pas réussi à faire ».
Amitié personnelle
Même si les sensibilités des deux côtés étaient vives, les attentes en matière d’empathie et de soutien ont été déçues. « Les dirigeants juifs et musulmans sont également redevables à leurs opinions publiques et parfois aux institutions dont ils dépendent. Mais depuis un an, il y a de grandes difficultés des deux côtés à accepter que les propos de l’autre tiennent compte des contraintes. »note le père Antoine Guggenheim, délégué du diocèse de Paris pour les relations avec l’Islam.
Il explique : « Lorsqu’un recteur de mosquée – dont les paroles sont scrutées à la fois par ses fidèles et par les autorités étrangères dont il dépend – ne donne pas suite à ce qu’un dirigeant juif attendrait, le dirigeant juif lui en veut, alors qu’en temps ordinaire, ce serait mieux compris. »
Sur le terrain, si les relations interpersonnelles amicales entre fonctionnaires ont souvent été entretenues, elles sont désormais régies par la prudence. « J’appelle le grand rabbin de Strasbourg, nous avons la même amitié qu’avant », témoigne Saïd Aalla. « Mais cela reste dans les limites de la courtoisie car on sait que ce n’est facile pour personne. Nous avons surtout essayé de ne pas nous offenser puisque personne n’est responsable de ce qui s’y passe. »
Ailleurs, le climat s’est sérieusement dégradé. A Lyon, où les chefs religieux disposent d’un groupe commun – le G9 – qui existe depuis de nombreuses années, le dialogue est aujourd’hui au point mort. Le grand rabbin reproche notamment à son homologue musulman de ne pas être venu à la marche contre l’antisémitisme de novembre 2023. Et les deux dirigeants ne se sont parlé que par l’intermédiaire de leur interlocuteur catholique.
Des relations localement « gelées »
À tel point qu’au repas de rupture du jeûne du ramadan, les principaux dirigeants juifs étaient absents, une première. Lors du 30e anniversaire de la Grande Mosquée également, le grand rabbin n’est pas venu et s’est fait représenter.
Kamel Kabtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon, raconte être venu retrouver le grand rabbin à l’issue du traditionnel déjeuner interreligieux du corps consulaire de Lyon, en juin 2024 : « Nous ne sommes pas en guerreil se souvient lui avoir dit. Je ne suis pas palestinien, vous n’êtes pas israélien, nous sommes français et notre devoir ici est d’apaiser. » Mais depuis un an, le « G9 » ne s’est pas réuni.
Si les ponts se brisent lors d’un tremblement de terre, à quoi ça sert, demandent certains : « On est moins disposé, ça donne moins d’envie, confie Harold Weill, grand rabbin de Strasbourg. La solitude, la haine que nous ressentons en tant que juifs après le 7 octobre, ont montré que nous étions finalement dans quelque chose de superficiel et peut-être même d’hypocrite. »
De l’avis général, tant que la source des tensions n’est pas tarie, il ne faut pas espérer l’impossible : « Tant que la guerre continue, ce sera très compliqué, alors nous reconstruirons, confie un responsable juif. En attendant, nous faisons tout notre possible pour que cela ne déborde pas. »
Cette atmosphère étouffante a cependant connu un souffle salutaire : les Jeux Olympiques de Paris. Pendant plusieurs semaines, les chefs religieux ont animé l’aumônerie interconfessionnelle du village des athlètes dans une ambiance « humanité et fraternité ».
« C’était un camp » se souvient Najat Benali, recteur de la mosquée de Javel, dans le 15e arrondissement de Paris, évoquant leur « promenades interreligieuses » dans le village qui ont « impressionné » athlètes. Le samedi, lorsque les dirigeants juifs étaient absents pour cause de Shabbat, c’était elle qui ouvrait la porte de l’aumônerie aux athlètes juifs. Et un après-midi, le recteur de la Grande Mosquée de Paris a fait une longue promenade dans le village olympique avec Moché Lewin, vice-président de la Conférence des rabbins européens, avec qui les relations s’étaient refroidies…
Trêve olympique
Cette trêve sportive montre-t-elle qu’il est possible, malgré les blocages, de se retrouver sur d’autres sujets ? «C’est ma profonde conviction, » professe le Grand Rabbin Moshe Lewin, avec des décennies d’implication dans les questions interreligieuses. Quand le dialogue devient trop compliqué dans un domaine, il faut continuer à avancer dans d’autres : la dignité humaine, le climat, etc. Cela permet de recréer du lien, grâce à des objectifs communs. »
Ce volontarisme s’applique également aux dirigeants locaux. A Strasbourg, le comité interreligieux de la région, qui ne s’était pas réuni depuis un an, s’est réuni fin septembre, les dirigeants étant déterminés à ce que « la dynamique reprend ». « Les fidèles aussi nous regardent et agissent en fonction de ce que nous faisons » insiste Saïd Aalla, président de la Grande Mosquée de Strasbourg
Soucieux de donner l’exemple au niveau national, les responsables des religions du CRCF prévoient également de se réunir dans une école du Raincy, en Seine-Saint-Denis, le 14 novembre. Alors que le conflit au Moyen-Orient continue de mettre à l’épreuve la fraternité religieuse, ils veulent prouver aux jeunes qu’il est possible de se parler. Et aussi de favoriser, à plus grande échelle, la relance d’un dialogue éprouvé.
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» C’est à cause de l’actualité que nous devons nous rassembler »
Christine Taieb,président de l’antenne parisienne de l’Amitié judéo-musulmane de France
« A l’Amitié judéo-musulmane de France, nous avons la fierté et la responsabilité d’être, à ma connaissance, le seul mouvement œuvrant pour le dialogue entre juifs et musulmans dans notre pays. Aujourd’hui, nous sommes loin de rester dans l’état d’étonnement ou de colère que nous avons ressenti au lendemain du 7 octobre 2023. Plus que jamais nous sommes mobilisés dans l’action pour rester dans l’amitié fraternelle. Cette année, en juin, nous avons organisé une conférence sur le conflit israélo-palestinien avec Denis Charbit, chercheur israélien, et Béchir Saket, vice-président musulman de l’association, qui a permis une expression franche, ouverte et authentique sur ce sujet. Ces rencontres nous amènent de nouvelles personnes qui souhaitent nous rejoindre. Ils nous disent : c’est maintenant, à cause des événements actuels, qu’il faut faire preuve de solidarité et se rassembler. »
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L’appel à la paix de la Conférence des chefs religieux de France
A l’occasion de la première commémoration de l’attentat terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, la Conférence des leaders des religions de France (CRCF) a publié un texte commun appelant à la paix et à la fraternité. Les chefs religieux reconnaissent l’impact du conflit sur la société française et condamnent fermement « tout antisémitisme, toute haine antimusulmane, tout racisme, tout mépris ou discours de haine et de mort, toute stigmatisation de quelque nature que ce soit »appelant les Français, « croyants ou pas »a « cultiver des relations fraternelles ». Ils lancent également un appel à la prière « pour le peuple israélien, pour le peuple palestinien, pour le peuple libanais et pour le peuple iranien qui se retrouvent aujourd’hui pris dans une logique de guerre, pour ceux qui sont endeuillés, pour ceux qui ont été pris en otages. » Ils invitent également les forces politiques, religieuses et culturelles du monde entier à agir « afin qu’une paix juste et durable puisse être construite dans toute la région ».