La politique économique et les tarifs douaniers américains sont particulièrement chaotiques. Trois coalitions, contradictoires et incohérentes entre elles, en sont apparemment à l’origine : (i) les fondamentalistes du commerce, à l’image de Greer, Navarro et Lightizer, qui estiment que des droits de douane élevés et permanents sont nécessaires pour remédier au déficit chronique des États-Unis ; (ii) les représentants de Wall Street qui ont accepté les droits de douane en échange de concessions macroéconomiques et d’un réalignement des taux de change, en particulier de la part de la Chine ; et (iii) l’équipe chargée de la sécurité nationale qui veut forcer les alliés des États-Unis à rejoindre leur guerre commerciale contre Pékin. Laquelle l’emportera ?
L’idée que l’administration Trump pourrait parvenir à rallier les alliés des États-Unis à sa guerre commerciale contre la Chine est illusoire. Ces derniers ont été aliénés par les tarifs douaniers réciproques, les déclarations de Pete Hegseth, J. D. Vance et d’autres qui ridiculisent l’Europe, mais aussi par la perception générale que les États-Unis ne sont pas un partenaire fiable.
Selon moi, il est par ailleurs impossible de conclure un accord avec la Chine qui satisferait pleinement Wall Street.
Compte tenu de ses préoccupations en matière de croissance et de la possibilité persistante d’une déflation, Pékin ne va pas réévaluer sa monnaie par rapport au dollar.
Je crains donc que nous soyons, par défaut, prisonniers des droits de douane élevés de Greer, Navarro et Lighthizer pour l’avenir proche.
Il ne fait aucun doute que Pékin est capable de négocier, mais pas avec les États-Unis qui la menacent économiquement.
Barry Eichengreen
Les États-Unis sont-ils en mesure de conclure un accord avec la Chine sur le taux de change ?
Compte tenu de l’état de leurs économies, ni la Chine ni l’Europe ne se trouvent dans une position favorable à une augmentation des taux d’intérêt permettant de réévaluer le dollar.
La Chine est-elle capable de négocier et de résister aux droits de douane américains ?
Il ne fait aucun doute que Pékin est capable de négocier, mais pas avec les États-Unis qui la menacent économiquement. Les Chinois ne négocieront donc qu’en tant que partenaire égal, dans un cadre respectueux. Or il ne semble pas que l’administration Trump comprenne ces conditions politiques préalables à toute négociation.
En ce qui concerne la capacité de la Chine à « résister », comme les États-Unis, elle subira des dommages économiques considérables à la suite de la guerre commerciale. Aucune des parties ne sortira gagnante de ce type de conflit économique.
Une fois que l’ampleur des dommages économiques sera devenue trop évidente, je m’attends à ce que l’administration Trump finisse par « déclarer la victoire et se retirer ».
Barry Eichengreen
Mais je dirais que les États-Unis sont dans une position encore plus défavorable puisqu’ils dépendent davantage des importations en provenance de la Chine — qu’il s’agisse de biens de consommation ou d’intrants industriels. La Chine raffine en effet plus de 90 % des réserves mondiales de terres rares utilisées dans les téléphones portables, les automobiles et les équipements militaires ; les États-Unis ont peu d’autres sources d’approvisionnement. En revanche, la Chine dispose de nombreuses alternatives au soja américain par exemple.
Une fois que l’ampleur des dommages économiques sera devenue trop évidente, je m’attends à ce que l’administration Trump finisse par « déclarer la victoire et se retirer » pour reprendre une fameuse expression à propos de la guerre du Viêt Nam.
La doctrine Miran constitue-t-elle un cadre d’action politique pour l’administration Trump et quelles pourraient être les critiques que vous auriez à formuler à son encontre ?
Il est impossible pour une personne extérieure de savoir à quel point les autres membres de l’administration Trump — Bessent, Lutnick, Trump lui-même — prennent au sérieux les idées de Stephen Miran.
Mais je considère quant à moi que taxer les avoirs officiels étrangers en dollars — ce qui est au cœur du projet de Miran — aurait des conséquences désastreuses.
Cela provoquerait une fuite massive du dollar et des préjudices irréversibles au rôle international et de réserve de la monnaie.
Pensez-vous que l’administration veuille parvenir à un accord de Mar-a-Lago ?
Elle aimerait bien voir la Banque centrale européenne, la Banque du Japon, la Banque populaire de Chine et d’autres banques centrales augmenter leurs taux d’intérêt pour renforcer leurs monnaies par rapport au dollar.
Intimider ces banques centrales étrangères pour qu’elles agissent ainsi est l’une des raisons, parmi beaucoup d’autres, de la « plus belle des politiques » selon Trump : les droits de douane.
Pour autant, je ne pense pas que les banques centrales étrangères indépendantes soient susceptibles d’être intimidées.
Ce que l’administration Trump est en train d’apprendre, c’est qu’il existe plusieurs moyens d’affaiblir le dollar : par des ajustements coordonnés des taux d’intérêt — ce qui est impossible dans les circonstances actuelles — et par l’incompétence politique — non seulement cela est possible, mais en l’occurrence c’est même une réalité.
S’il pourrait y avoir des avantages à obtenir un dollar plus faible par la première voie — ce qui est déjà douteux à mon avis — la seconde option n’entraînerait que des coûts, sans aucun gain.
Taxer les avoirs officiels étrangers en dollars — ce qui est au cœur du projet de Stephen Miran — aurait des conséquences désastreuses.
Barry Eichengreen
La vente massive d’actifs américains risque-t-elle de déclencher une crise financière ?
Si la liquidation forcée se poursuit, les marchés boursiers et obligataires américains pourraient en effet connaître de nouvelles chutes brutales. Cela pourrait provoquer la panique parmi les fonds spéculatifs, les fonds d’investissement et d’autres structures à effet de levier.
Comment interpréter les signaux de certains grands acteurs de la finance (David Solomon, Ken Griffin, Jamie Dimon, etc.) qui s’alarment de la fin de l’hégémonie du dollar ? Quel effet ces déclarations publiques peuvent-elles avoir ?
Je ne pense pas que ce que disent ces personnalités financières en vaille la peine dans les circonstances actuelles : le marché obligataire est soumis aux aléas de la politique et chutera en réponse aux démonstrations d’incompétence.
Nous sommes sur le point de vivre une nouvelle « expérimentation non naturelle » qui montrera si Trump se préoccupe réellement de l’état des marchés obligataires et s’il y réagit.
Pensez-vous que la Réserve fédérale américaine (Fed) dispose des instruments nécessaires pour faire face à cette situation sur les marchés financiers ?
La Fed a la capacité de se positionner sur le marché obligataire en tant qu’acheteur en dernier ressort, en prenant des positions de l’autre côté des transactions de base qui sont en train d’être liquidées.
Elle ne peut toutefois pas empêcher les rendements d’augmenter si les investisseurs continuent à fuir le dollar au profit des devises étrangères.
Elle ne peut pas non plus empêcher le marché boursier de chuter — elle ne va pas agir comme la Banque du Japon et acheter des actions.
Avez-vous des doutes quant au maintien du réseau de lignes de swap en dollars américains qui sous-tend le système du dollar ?
Je pourrais très bien imaginer que Trump et le conseil de la Réserve fédérale qu’il a nommé abandonnent les swaps de dollars, sous prétexte qu’il s’agit d’un don d’« argent durement gagné par les contribuables américains » à des étrangers.
La jurisprudence Humphrey’s Executor de la Cour suprême pourrait être renversée. Cela permettrait au pouvoir exécutif de licencier ad nutum — plutôt que pour un motif déterminé — tous les dirigeants des agences américaines, y compris la Réserve fédérale. Quels sont les risques associés à la révocation potentielle du président de la Fed ?
Il est également possible que la Cour suprême émette une dérogation en faveur de la Fed.
Si ce n’est pas le cas et que l’hypothèse que vous esquissez se concrétise, ce serait catastrophique pour la confiance des investisseurs dans le dollar et le rôle international de la monnaie.
Vous avez écrit que le statut et le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve internationale pourraient être remis en question. Les économistes disent souvent que leurs prédictions se produisent plus lentement qu’ils ne le pensaient — puis soudainement plus rapidement qu’ils ne l’auraient cru. Votre prévision est-elle en train de se produire en ce moment-même ?
Oui.
Historiquement, quels ont été les principaux événements ou choix qui ont conduit à un changement de la livre sterling comme monnaie de réserve hégémonique au dollar ?
Le dollar a pu s’imposer face à la livre sterling grâce à la combinaison de deux facteurs : le choc subi par la monnaie dominante — les deux guerres mondiales — qui a sapé la confiance dans sa solidité et sa stabilité ; et l’établissement d’une base institutionnelle pour une monnaie rivale.
À court terme, rien ne peut remplacer le dollar comme monnaie de réserve.
Barry Eichengreen
La création de la Réserve fédérale en 1913, dont l’un des premiers objectifs a été de promouvoir l’utilisation internationale du dollar — ce qu’elle a fait en soutenant le marché naissant des crédits à l’exportation, connus sous le nom d’effets de commerce (ou lettres de change commerciales) — a donc été décisif.
La perte du statut de monnaie de réserve pour la livre a-t-elle réellement été préjudiciable au Royaume-Uni ?
Je dirais que la perte de la domination mondiale de la livre sterling a été une conséquence plutôt qu’une cause du déclin économique et politique relatif du Royaume-Uni. Mais cette perte a eu des implications, comme en témoigne la crise de Suez en 1956, lorsque les États-Unis ont pu menacer de suspendre leur soutien à la livre sterling, contraignant le Royaume-Uni à céder aux exigences géopolitiques américaines.
Qu’est-ce qui pourrait remplacer le dollar ? Un système multipolaire basé sur le dollar, l’euro et le yuan ?
À court terme, la réponse est simple : rien.
Aucune des alternatives, qu’il s’agisse de celles que vous mentionnez ou d’autres, n’est suffisamment mûre pour le moment.
Ainsi, le risque à court terme posé par la fuite du dollar est une pénurie ou une crise mondiale de liquidités — un scénario dans lequel il n’y aurait pas assez de liquidités internationales pour soutenir le système existant de commerce et de finance transfrontaliers.
À plus long terme, l’euro et le yuan pourront étendre leur portée internationale. Mais il faudra des années pour qu’ils puissent se substituer au dollar.
Que devrait faire la zone euro pour renforcer le rôle de la monnaie commune européenne dans le système financier international ?
Elle doit achever l’union de ses marchés de capitaux. C’est important pour créer un marché profond et liquide : l’écosystème indispensable à une monnaie internationale de premier plan et de réserve.
Il faudrait des années pour que l’euro et le yuan se substituent pleinement au dollar.
Barry Eichengreen
Cela vous semble-t-il réalisable ?
L’objectif est réalisable. Mais il faut également qu’il existe une base installée d’obligations d’État notées AAA suffisamment importante pour répondre à la demande des investisseurs privés et institutionnels du reste du monde.
Or seuls trois États souverains de la zone euro — dont le minuscule Luxembourg — sont notés AAA par l’ensemble des agences de notation. On parle donc ici d’une augmentation significative des obligations de l’Union, émises avec le soutien total de l’Allemagne et des autres grands pays.
Est-ce réalisable ? Oui, c’est possible — mais les conditions politiques actuelles ne s’y prêtent pas.
C’est ce que je souligne en parlant de la temporalité, et c’est la raison principale pour laquelle j’ai dit qu’il faudrait des années pour que l’euro et le yuan se substituent pleinement au dollar.
Une réserve stratégique en cryptos serait la pire des folies. Autrement dit : je ne l’exclus plus.
Barry Eichengreen
Le bitcoin ou d’autres crypto-monnaies pourraient-ils devenir des monnaies de réserve mondiales ?
Ces crypto-monnaies sont trop volatiles pour assurer les fonctions de réserve de valeur, d’unité de compte et de valeur refuge historiquement assurées par le Trésor américain.
Que pensez-vous des efforts déployés par les États-Unis pour faire du bitcoin un actif de réserve — éligible aux opérations du Trésor public et à la vente potentielle des réserves d’or de la Fed — afin de constituer une réserve stratégique ?
Ce serait la pire des folies. Autrement dit : je ne l’exclus plus.