Ils travaillent dans l’entretien, les soins, l’assistance à la personne, le commerce, l’industrie. Précarité, horaires fractionnés, travail à temps partiel : en France, plus d’un million de personnes vivent sous le seuil de pauvreté même si elles ont un emploi. Trois d’entre eux ont accepté de témoigner.
Le soleil ne s’est pas encore levé sur les tours du nord d’Amiens, mais Valérie Debrie est déjà prête à se mettre au travail. Trois fois par semaine, elle se lève à cinq heures pour faire le ménage dans l’une des deux entreprises où elle travaille. Elle prend un premier bus, puis un deuxième à la gare, 45 minutes de route, puis elle marche une demi-heure pour rejoindre les locaux qu’elle doit nettoyer.
« On est habitués, il faut faire ça pour gagner notre pain« , se résigne Valérie. Elle est en CDD à temps partiel, 20 heures par semaine. Payée au smic, elle gagne donc un salaire de 960 € par mois. Soit entre 150 et 200 €. vivre, une fois le loyer et les charges payés. Elle élève ainsi ses deux plus jeunes enfants.
Valérie Debrie fait partie des travailleurs pauvres. L’Observatoire des inégalités les définit comme ceux qui gagnent moins de 50 % du salaire médian, soit moins de 1 000 € par mois. En 2022, ils étaient 1,1 million. Oxfam, de son côté, parle de 2 millions de travailleurs pauvres, car l’association utilise le taux de pauvreté de l’Insee, soit moins de 60 % du salaire médian. Derrière ces chiffres, de plus en plus d’hommes et de femmes.
« Maintenant on prend le boulot et on ne fait pas mieux«
Travailler, pour Valérie Debrie, c’est avant tout éviter la solitude. « Je ne me vois pas rester à la maison, c’est impossible, quand je vais au travail, je vois des gens, c’est pas la même vie« , résume-t-elle. Elle apprécie le contact avec les salariés de l’entreprise où elle nettoie. Mais elle parle aussi de la difficulté de ce quotidien. « C’est dur car je suis seule avec deux enfants dont un a des problèmes de santé. Une fois les factures payées, il ne reste plus grand chose. Si je n’y parviens pas, ma grande fille m’aide.«
Valérie Debrie n’est pas directement employée par les structures où elle travaille, mais par Ozange, une entreprise de services à la personne qui propose une insertion par le travail. « Il y a beaucoup de courage et d’investissement, malgré des métiers difficiles et des choses à gérer ailleurs.salue Isabelle Castex, conseillère en insertion professionnelle à Ozange. C’est quelque chose que je constate quotidiennement, même si ce n’est pas équitablement rémunéré.«
Le nombre de travailleurs pauvres augmente légèrement mais régulièrement en France depuis 2013. En neuf ans, jusqu’en 2022, 200 000 personnes supplémentaires sont tombées sous le seuil de pauvreté malgré leur emploi. Le directeur d’Ozange le constate au niveau local : le cercle vertueux de l’emploi conduisant à une amélioration du quotidien ne fonctionne plus.
« Aujourd’hui, on sent clairement que ce cercle vertueux ne fonctionne plus. C’est frustrant de ne pas pouvoir dire à quelqu’un « travaille, tu seras mieux ». Ce n’est pas nécessairement le casnote Sophie Poirot, directrice d’Ozange Amiens. Avant, on retournait au travail, on faisait mieux. Maintenant, nous acceptons le poste et nous ne faisons pas mieux. Je n’ai jamais vu autant de demandes d’acomptes, de saisies-arrêts sur salaire, ce sont des indicateurs.«
Les raisons de cette évolution sont nombreuses. L’un des facteurs en cause est la précarité des emplois au cours des quatre dernières décennies. En 2023, selon l’Observatoire de la société, 16 % des emplois sont précaires : intérim, CDD, apprentissage. C’est deux fois plus qu’en 1980. Le taux de travail à temps partiel est en baisse depuis plusieurs années, mais reste élevé, 27% des salariés à temps partiel souhaiteraient travailler davantage. Un chiffre global qui cache de fortes disparités : parmi les moins de 25 ans, 36% déclarent vouloir travailler davantage.
Jérémy Delville fait partie de ces travailleurs contraints au travail à temps partiel. Lui aussi est employé par Ozange, comme chauffeur accompagnateur. Il accompagne les personnes âgées dans leurs courses et rendez-vous. Depuis l’âge de 19 ans, il enchaîne les petits boulots. Il aime le quotidien consistant à aider les gens. « C’est comme une fierté, d’être là et de voir qu’ils se sentent rassurés et en sécurité, pour moi, c’est important, ça me donne envie de continuer dans ce domaine » souligne Jérémy.
On se sent vraiment privé de tout. Nous ne vivons pas, nous survivons.
Jérémy DelvilleChauffeur accompagnateur à temps partiel
« J’ai hâte d’y être !« , rétorque Bernadette qu’il vient d’emmener chez le médecin. « C’est un plaisir pour moi d’aller travailler, même si, derrière, j’ai toujours cette appréhension de me demander comment je vais finir le mois.Jérémy l’avoue un peu plus tard. Est-ce que je vais manger, est-ce que je ne vais pas pouvoir manger ? Ce n’est pas toujours facile.«
Jérémy gagne 924 € par mois, son loyer s’élève à 600 €. Cette situation met à mal sa santé mentale. « On se sent vraiment privé de tout. Nous ne vivons pas, nous survivons. Je vis pas bien, parce que c’est lourd au quotidien, on y pense tout le tempsdéplore Jérémy Delville. En journée, même au travail, même si on ne le montre pas aux bénéficiaires.« Derrière la joie de vivre qu’il partage avec les personnes âgées, l’anxiété est constante. Comme un tiers des personnes les plus pauvres de France, il ne peut pas se permettre de loisirs : son seul moment de détente, ce sont les balades, qui restent gratuites.
Compter sur la solidarité
À Orvillers-Soreil, petit village de l’Oise, une épicerie solidaire propose depuis deux ans et demi des produits alimentaires à environ 20 % du prix pratiqué en grande surface. Une bouffée d’oxygène pour Isabelle Demarlière, ancienne fonctionnaire, qui a dû mettre sa carrière entre parenthèses pour soigner ses proches malades et qui exerce désormais le métier d’assistante dentaire. Elle doit subvenir aux besoins de ses trois enfants et de son mari, qui ne peut plus travailler après un accident, avec 1 600 € par mois.
« Quand on travaille, ce n’est pas facile de se dire qu’on se retrouve dans une épicerie sociale, c’est toujours la même problématique, accepter de se faire aider quand on en a vraiment besoin« , soupire Isabelle Demarlière. Elle habite à 20 kilomètres de son travail, la voiture pèse aussi sur son budget.
Comme elle, 20 % des bénéficiaires de cette épicerie solidaire ont un emploi. L’accès à ce service et au vestiaire solidaire attenant est conditionné aux conditions de vie restantes de la famille. « Je suis inquiet parce que je ne pense pas que ce soit justeregrette Pascale Talhouarne, responsable de l’épicerie solidaire du Centre social rural du Ressonois. Nous avons beaucoup de personnes travaillant temporairement, à temps partiel, qui travaillent, mais ne peuvent pas avoir plus d’heures et, par conséquent, ne peuvent pas s’en sortir.«
Une étude réalisée en 2022 par la Fédération française des banques alimentaires montre que 17 % des bénéficiaires de cette aide pour l’accès aux produits de première nécessité sont des travailleurs pauvres, dont 60 % travaillent à temps partiel. Au niveau national, la demande d’aide alimentaire a triplé entre 2011 et 2022.
Malgré la dureté du quotidien, Valérie, Jérémy et Isabelle ne perdent pas espoir. Valérie prépare son permis de conduire et suit des cours pour devenir tutrice. Isabelle attend qu’elle suive une formation d’assistante dentaire, qui lui permettra de gagner un meilleur salaire. Jérémy espère trouver un emploi à temps plein dans l’assistance à la personne.
Depuis les années 2000, la pauvreté a augmenté en France et les inégalités de revenus se sont creusées. En 2019, les ménages aisés disposaient d’un revenu moyen 18 fois supérieur à celui des ménages pauvres.
Avec Marie Roussel / FTV