Il fallait le courage d’un critique gastronomique pour ne pas s’émouvoir en croquant dans les khinkalis d’Alexandre. Ce jeune chef de Tbilissi, la capitale géorgienne, a revisité à sa manière ces raviolis traditionnels, nappés d’une sauce à l’ail. Lors de notre dernière rencontre, il nous confiait encore son rêve : ouvrir un restaurant à Lyon, « capitale mondiale de la gastronomie » selon lui, où un bon Géorgien ne serait pas de trop.
Depuis peu, le téléphone d’Alexandre sonne. Les messages n’arrivent même plus sur la messagerie WhatsApp. Son ancien patron prévient qu’il a oublié sa carte SIM lorsqu’il a quitté la Géorgie. Il sentait qu’il ne gagnait pas assez d’argent et que son talent n’était pas reconnu ici. On ne saura pas s’il a bel et bien pris le chemin de la France, ni s’il y introduira ses khinkalis sauce à l’ail.
Victoire du rêve géorgien
Ce type de départ est courant en Géorgie. A tout moment, un ami peut disparaître dans l’anonymat de l’émigration. Avec 3,7 millions d’habitants aujourd’hui, le pays est celui de l’Europe élargie qui a proportionnellement perdu le plus de population depuis la chute de l’URSS en 1991 : au moins un tiers en un peu plus de trente ans. . Ni l’Ukraine envahie par la Russie, ni la Grèce ruinée par la crise de 2008 n’ont connu une telle hémorragie. Et la victoire aux élections législatives, fin octobre, du Rêve géorgien, le parti au pouvoir depuis douze ans, devrait accentuer le phénomène.
La dérive jugée antilibérale du gouvernement pousse à l’exil de nouveaux candidats : militants, personnes LGBT+ et, en général, ceux qui ne voient plus aucune perspective de changement. C’est le cas de Meriko Kajaia, 31 ans, qui attend son départ d’un vieil immeuble de Tbilissi. Son visa pour les Pays-Bas devrait arriver d’une minute à l’autre dans les 90 prochains jours, lui a-t-on dit. Réfugiée d’Abkhazie, territoire séparatiste contrôlé par l’armée russe depuis 1992, elle n’imagine pas rester « dans une Géorgie qui devient peu à peu la Russie ».
La jeune femme est responsable de la croissance (en charge de la croissance) d’une PME et fait partie des privilégiés qu’on peut embaucher en Europe sans trop de difficultés. Les experts parlent d’une fuite des cerveaux. « Mais ne pensez pas qu’il n’y a que des gens comme moi, prévient-elle. Dans le village où j’ai grandi et dans toute la Mingrélie (région nord-ouest)il n’y a plus de femme de ma génération. Nous sommes tous partis. »
Immigration illégale
Contrairement à d’autres anciennes républiques soviétiques, l’émigration s’est poursuivie en Géorgie après la crise économique des années 1990. Entre 2010 et 2020, un quart des Géorgiens sont partis. « Il y a un pic depuis deux ou trois ans, porté par le manque de perspectives, déclare Lars Johan Lönnback, chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tbilissi. On voit de plus en plus d’enfants partir. Et depuis 2023, les femmes sont majoritaires. »
L’agence onusienne refuse de parler politique. Il n’y a cependant guère de doute quant à l’effet qu’auront les réformes menées par Georgian Dream. L’Union européenne, qui avait accordé à la Géorgie le statut de candidate en 2023, a gelé le processus d’intégration. Bruxelles pourrait être tentée de revoir ses relations avec Tbilissi et son régime de visas, libéralisé en 2017. L’émigration deviendrait alors clandestine.
La Géorgie étant considérée comme un « pays sûr » en France, les demandes d’asile sont le plus souvent refusées et se terminent par une OQTF et une expulsion. D’autres itinéraires, plus périlleux, sont apparus, notamment via la frontière mexicaine. Un proche raconte l’histoire de Zurab (prénom modifié), policier de la région d’Ozurgeti, arrêté en 2024 par la police américaine. Il avait emporté son uniforme avec lui pour le montrer en cas d’arrestation. Après des mois de détention, il se trouve désormais à New York. Près de 100 000 autres Géorgiens y vivent, selon un avocat qui s’occupe de ces dossiers. Zurab espère devenir chauffeur de taxi.