L’annonce a provoqué une onde de choc dans le monde de la technologie ce week-end. Pavel Dourov, milliardaire russe fondateur du service de messagerie Telegram, a été arrêté ce samedi 24 août à l’aéroport du Bourget. L’entrepreneur de 39 ans, qui revenait d’un voyage en Azerbaïdjan avec un assistant et un garde du corps, a été interpellé par la gendarmerie française et placé en garde à vue.
Cette arrestation d’un dirigeant d’un réseau social à l’audience mondiale est une première en France. L’affaire, qui rappelle immanquablement les ennuis judiciaires du fondateur de Wikileaks, Julian Assange, soulève à ce stade de nombreuses questions. On ne sait pas si Pavel Durov a été arrêté en tant que patron de Telegram ou à titre individuel. Mais les autorités françaises ont des raisons de l’interroger dans le cadre de plusieurs enquêtes sur les activités illicites qui prospèrent sur sa plateforme.
1 – Qu’est-ce que Telegram ?
Telegram est un réseau social polyvalent qui se présente généralement sous le prisme de sa fonctionnalité de messagerie cryptée. L’application a été créée pour offrir un espace confidentiel à tous ceux qui souhaitent échapper à la surveillance ou à la censure. Elle permet à ses utilisateurs d’échanger des messages protégés par un cryptage, comme sur WhatsApp, en activant une option. Cette technologie empêche toute personne extérieure à une conversation de voir son contenu. Les messages ne sont pas accessibles aux autorités, comme la police ou la justice, si jamais elles souhaitent surveiller les discussions.
Telegram est une entreprise récente, créée en 2013. On se souvient que l’application avait été évoquée au début du quinquennat d’Emmanuel Macron pour son utilisation par les ministres. On en avait surtout parlé au moment des attentats du Bataclan car les terroristes communiquaient via Telegram pour préparer l’attentat. Mais ce qui a impressionné ces dernières années, c’est la rapidité de son ascension en puissance. La plateforme compte aujourd’hui près d’un milliard d’utilisateurs dans le monde. 41 millions en Europe. Elle prévoyait une introduction en Bourse à New York l’année prochaine.
2 – Quelles sont les critiques formulées contre Telegram ?
Telegram n’est pas seulement une messagerie. C’est un écosystème à part entière. La plateforme s’est récemment diversifiée dans les cryptomonnaies, pour acheter des produits entre utilisateurs. Elle est également utilisée pour faire de la publicité ciblée, mettre en place des arnaques, diffuser des images et des vidéos, collecter des informations ou encore vendre des paris sportifs. Surtout, elle est devenue en quelques années l’une des places de marché les plus dynamiques du Web. Les administrateurs de salles de discussion peuvent utiliser des chatbots pour créer une entreprise. Il est très facile de créer votre compte en quelques minutes, puis de rechercher des groupes qui proposent ce que vous êtes prêt à acheter. Y compris des choses illégales.
Telegram, c’est un peu « le dark web pour les nuls ». Sa croissance est étroitement liée aux activités criminelles qu’elle héberge dans ses boucles, des espaces de discussion ouverts au public ou privés pouvant réunir jusqu’à 200 000 personnes. Ces canaux sont des vecteurs de communication importants pour tout un panel d’activités illégales. On y trouve du trafic de drogue, de la pédopornographie, du revenge porn, des fake news, des ventes d’armes, du terrorisme, des arnaqueurs… La plateforme a aussi récemment défrayé la chronique pour son rôle dans le piratage de matchs de football de Ligue 1. Telegram n’est cependant pas totalement impénétrable. Les espaces de discussion n’étant pas chiffrés par défaut, ils peuvent aussi être des sources d’informations pour les autorités.
Peu de choses ont été révélées sur les raisons de l’arrestation de Pavel Dourov par la France. Selon des sources proches du dossier, Le milliardaire faisait l’objet d’un mandat de perquisition déposé par l’Office de protection des mineurs (OFMIN). L’organisation s’inquiète de la prolifération de contenus pédopornographiques sur la plateforme et coordonne depuis 2023 une enquête préliminaire qui a conduit à l’ouverture d’une information judiciaire plus large pour plusieurs infractions, telles que crime organisé, escroquerie, apologie du terrorisme et cyberintimidation, notamment.
3 – Pourquoi les autorités ne parviennent-elles pas à lutter contre ces pratiques ?
Il est très difficile pour les autorités de réguler ce qui se passe sur Telegram car Pavel Durov ne coopère pas beaucoup avec les États. Le Russe de 39 ans est ce qu’on appelle un libertaire. Comme Elon Musk aux États-Unis, il est un partisan de la liberté d’expression au sens maximaliste du terme, opposé à la censure. Il défend le droit des individus à la vie privée et entend garantir leur liberté d’échanger des messages sans être lus. À ce titre, il refuse de fournir aux autorités les codes permettant d’intercepter les messages de ses utilisateurs.
De plus, Pavel Durov ne joue pas le jeu de la transparence et de la modération des contenus qui transitent par Telegram. La plateforme collabore peu aux réquisitions judiciaires et n’est pas suffisamment réactive aux demandes de fermeture de chaînes. L’entrepreneur a choisi d’installer la société qui gère la plateforme à Dubaï et se cache volontiers derrière la loi des Émirats arabes unis pour échapper aux réglementations occidentales. Il profite aussi du fait que Telegram passe, pour l’instant, sous le radar du DSA, le règlement européen sur les services numériques, qui impose des obligations de modération aux grandes plateformes. La messagerie revendique 41 millions d’utilisateurs européens, alors que le DSA s’applique à des groupes de plus de 45 millions d’utilisateurs. Mais la plateforme fait l’objet d’une surveillance croissante de la part de l’Europe depuis plusieurs semaines.
De son côté, Telegram assure respecter la loi. « Telegram respecte les lois de l’UE, notamment le règlement sur les services numériques, son action de modération est conforme aux normes du secteur », a indiqué l’entreprise sur sa propre chaîne dimanche. « Pavel Durov n’a rien à cacher et il voyage fréquemment en Europe », a-t-elle souligné. En tout cas, son arrestation rappelle que personne n’est au-dessus des lois, même les milliardaires de la tech.
4 – Quels sont les liens de Telegram avec la Russie ?
Les liens entre Pavel Dourov et le Kremlin sont assez ambivalents et font l’objet d’un certain nombre de fantasmes. Né à Saint-Pétersbourg, Pavel Dourov est russe de naissance. Mais il a acquis la nationalité française il y a 3 ans – dans des circonstances mystérieuses sur lesquelles la France ne s’est jamais exprimée – et se fait désormais appeler Paul du Rove. C’est sous ce nom d’ailleurs qu’il affrontera la justice française.
Pavel Durov a fait fortune en créant le réseau social Vkontakte, l’équivalent russe de Facebook, en 2006. Surnommé le « Mark Zuckerberg russe », il s’est forgé à l’époque une image d’un opposant au pouvoir autoritaire local, plaçant la défense de la liberté d’expression au-dessus de toute autre choseEn 2013, il s’est retrouvé au cœur d’un conflit avec les autorités russes pour avoir refusé de se plier aux exigences du gouvernement. L’application a finalement été vendue à des proches du gouvernement pour 50 à 100 millions d’euros, et Durov a été contraint de quitter la Russie.
Contraint à l’exil, l’entrepreneur a néanmoins gardé des liens dans son pays, avec son frère Nikolaï, notamment, avec qui il a fondé Telegram. L’idée de la plateforme est née en 2011, dans le contexte de la répression des appels à manifester contre le Kremlin, face à la nécessité de disposer d’un canal de communication sécurisé, hors des radars du FSB. En 2018, la justice russe avait ordonné le blocage de l’application, en vain. Le service de messagerie avait ensuite été largement utilisé au moment de l’invasion russe de l’Ukraine, à la fois comme source d’information et à des fins de désinformation. Aujourd’hui, c’est un moyen de communication essentiel pour les militaires et les civils.
Le succès de Telegram en Russie n’a pas manqué de faire que l’application soit visée par des soupçons de collaboration avec les services de sécurité du pays. Moscou est soupçonné d’utiliser le service de messagerie à des fins de renseignement et d’espionnage. Certains experts se demandent même si le Kremlin ne disposerait pas d’une « backdoor », un accès direct à l’application pour surveiller les opposants au régime. Des accusations de collaboration régulièrement balayées d’un revers de la main par Pavel Dourov.