Plus que ce que l’on voit
Plutôt que de séparer l’œuvre de l’artiste, faut-il séparer l’œuvre de ses origines commerciales ? À l’heure des blockbusters de plus en plus franchisés et d’une culture pop de plus en plus vampirisée par les conseils d’administration des studios hollywoodiens, les critiques pourraient être amenées à jeter le bébé avec l’eau du bain. Pour poser la question autrement, un film motivé par des raisons purement commerciales (donc de « mauvaises » raisons) peut-il trouver une forme de dignité artistique ?
Bien sûr, tout est question d’équilibre, mais on ne peut pas dire que c’est le terme qui définit Transformateurs. Si la marque a vu le jour en 1984, c’est en grande partie grâce à la déréglementation des programmes télévisés pour enfants par l’administration Reagan. Pour relancer l’économie américaine, il était désormais possible de justifier la création de dessins animés dans le simple but de promouvoir un produit. C’est pour cette seule raison que Hasbro a donné une mythologie à Transformateurscelui des robots-extraterrestres divisés en deux factions militaires : les Autobots et les Decepticons.
Il est difficile de le prendre au sérieux, et pourtant ces écrits opportunistes suscitent depuis le début leur lot de curiosités. A cause de leur conflit meurtrier, les Transformers ont rendu leur monde inhabitable, les obligeant à émigrer sur notre planète Terre. Entre catastrophe écologique et exil forcéla franchise aborde des thèmes étonnamment durs pour des morceaux de plastique capables de se transformer d’une forme humanoïde en voitures ou en jets.
Si la bande dessinée et certains dessins animés ont contribué à développer ces points d’intérêt, il faut admettre que les films de Michael Bay n’ont jamais été séduits par cette approche. Même si les longs métrages restent encore aujourd’hui des merveilles technologiques et un champ d’expérimentation visuelle époustouflant pour le réalisateur de Mauvais garçons 2, Transformateurs est redevenu ce placement de produit sur pattes, logiquement magnifié par un cinéaste qui a fait ses armes dans la publicité.
Optimus à son apogée
Pourquoi cette introduction ? Chez Écran Large, nous nous soucions de la valeur artistique de la pop culture, et du fait que la presse a son rôle à jouer, autant pour pointer les dérives hypercapitalistes et algorithmiques de l’industrie que pour défendre les œuvres qui le méritent. Certains univers auraient pu être créés pour les pires raisons, cela ne les empêche pas d’avoir du potentielet un potentiel qui peut être transcendé par les bons artistes.
De ce point de vue, Transformateurs : le début c’est un petit miracle. Revenant aux origines de la guerre contre Cybertron, Josh Cooley (directeur de Histoire de jouets 4) réinvente le voyage d’Optimus Prime (Chris Hemsworth en VO) et Megatron (Brian Tyree Henry en VO) à la manière de la prélogie Guerres des étoiles. L’ironie dramatique au cœur de son concept fonctionne comme une bombe à retardement : les futurs dirigeants ennemis ici sont les meilleurs amis du monde, nommés Orion Pax et D-16.
Comme la plupart des Autobots, ce sont de simples travailleurs, incapables de se transformer. Ce pouvoir inhérent à leur race n’est rendu possible que par une poignée d’élus, source de ce qu’on appelle l’inégalité génétique. Sans surprise, il se passe quelque chose de louche (on n’en dira pas plus), poussant Orion Pax et D-16, accompagnés de Bumblebee et Elita-1, à chercher des réponses à la surface de Cybertron, réputé hostile.
Pour être honnête, on ne voyait pas venir que ce postulat intrigant servirait une histoire centrée sur la liberté d’identité (sans parler de la fluidité du genre, finalement très conforme à une espèce extraterrestre capable de changer de corps). Contrairement à ce qu’on leur a toujours enseigné, les personnages découvrent que cette capacité à se définir est freinée par une société conservatrice, qui profite de son contrôle pour créer des castes. De quoi parle-t-on Transformateurs : le début, c’est le lien éternel entre ce discours sur les libertés individuelles et la lutte des classes.
Derrière sa structure narrative galvanisante sur la construction de ses héros, voués à changer leur monde et à accomplir de grandes choses en acquérant leurs pouvoirs, le film détourne son caractère ouvertement mercantile au profit d’une charge sur les injustices du capitalisme. Certains peuvent considérer cette approche comme hypocrite, mais Josh Cooley et ses scénaristes en font vraiment le cœur émotionnel du long-métragequi porte la scission idéologique qui opposera Optimus Prime et Megatron.
Là où Orion Pax s’est toujours montré insatisfait de sa situation, D-16 a passé sa vie à obéir, à espérer, à se résigner. La trahison de la société cybertronienne fait ressortir de manière organique la rage enfouie depuis longtemps d’un personnage qui passera inévitablement du côté obscur. Le film assume sa nature de tragédie grecqueet l’aborde même avec une cruauté déchirante dans son acte final.
Malgré son statut de blockbuster familial, Transformateurs : le début parvient à capter avec précision la maturité dont voudraient se vanter les films pitoyables Joker. Josh Cooley jette un regard empathique sur son potentiel antagoniste, mais reste horrifié par la façon dont il devient lui-même un bourreau. Il ne s’agit pas de légitimer Megatron (ou d’excuser la maladresse d’une vision mal réfléchie de l’anarchie à la maternelle, n’est-ce pas Todd Phillips ?), mais de remettre en question la façon dont les systèmes injustes ne peuvent engendrer que leurs propres monstres.
Des robots avec des coeurs
C’est difficile de penser qu’un film Transformateurs parviendrait ainsi à nous emporter, et pourtant, toute la réussite de Josh Cooley réside dans cet investissement émotionnel, digne du Pixar de la grande époque. Il y a dans Le début un amour évident pour le matériau de basece qui revient à notre question d’ouverture. Oui, on peut trouver un sens et une dignité artistique dans une franchise ouvertement conçue pour vendre des jouets, à condition de vouloir vraiment raconter une histoire.
Loin de sombrer dans le fan-service facile, le long métrage profite de son histoire d’origine pour trouver le bon équilibre. D’une part, son scénario s’adresse aux néophytes, qui sauront apprécier cette visite guidée de Cybertron et ses règles à travers sa pédagogie et son sens permanent du merveilleux. En revanche, les connaisseurs attendront avec délice de voir comment l’histoire retombera sur ses pieds avec les éléments majeurs de sa mythologie (la Matrix of Command, Starscream, etc.).
Etant donné que l’auteur de ces lignes appartient clairement à la deuxième catégorie, on devrait être jaloux de tous les jeunes spectateurs qui auront l’occasion de découvrir Transformateurs avec ce film dont nous rêvons depuis des années. Entre les panoramas de Iacon City, une course de robots sur un circuit façon Wipeout et l’aspect jeu d’arcade des années 80 de la surface, Le début bénéficie d’une production de design exquiserehaussé par des textures métalliques aux reflets parfaits.
C’est aussi l’autre coup de génie du projet. Plutôt que de rejeter totalement l’héritage de Michael Bay, ce reboot garde le meilleur : la qualité de ses effets visuels, confiés depuis le premier volet à ILM. Quant au génial Rango, le studio fondé par George Lucas a supervisé l’animation de ce nouveau Transformateursà mi-chemin entre un photoréalisme époustouflant des matières et une stylisation affirmée des Vers d’araignée Ou Travaux de rêve.
C’est encore une fois une question d’équilibre, terme qui revient depuis le début de cette revue. C’est peut-être la meilleure façon de résumer l’éclat de Transformateurs : le début. Il y a l’évidence qu’on attend d’un bon film familial, capable de divertir les jeunes sans abrutir les adultes. Mais au-delà de ces données, Josh Cooley a réussi à proposer une fresque SF palpitante sans perdre de vue son objectif narratif et politique. Une sacrée prouesse qui trouve sans doute un point de jonction dans les séquences d’action, plus incarnées, percutantes et inventives que jamais. Allez, pour l’occasion, on pardonnera à tous ceux qui craquent dans les rayons des magasins de jouets.