temps de guerre
Les pêcheurs débonnaires qui taquinent carpes ou goujons sur les rives du fleuve Rouge par cet après-midi humide de juin savent-ils qu’ils pêchent dans les eaux troubles de l’histoire ? Ici, dans le port de Haïphong, troisième ville du Vietnam (2 millions d’habitants), se déroulait il y a soixante-dix-huit ans un drame en plusieurs actes qui déclencha la guerre d’Indochine.
En cet automne fatidique de 1946, les relations entre la France et Ho Chi Minh, héros de la lutte anticoloniale, s’étaient sérieusement dégradées. Les affrontements entre les combattants du Vietminh, organisation rebelle infiltrée par les communistes, et les soldats d’occupation se multiplièrent.
Depuis la déclaration surprise d’indépendance annoncée un an plus tôt par l’ancien leader, il y a eu un désaccord presque total entre les ministres du IVet République et Ho Chi Minh : ils rêvent d’intégrer l’Indochine dans une illusoire « Union française » d’Extrême-Orient ; il ne veut pas entendre parler de cette « autonomie » accordée par Paris.
En juillet 1946, lorsque « Oncle Ho » est reçu comme chef d’État à Fontainebleau pour une conférence de paix, les négociateurs français ne prononcent jamais le mot « indépendance ». Pour les Vietnamiens, c’est le seul qui compte. Il repart les mains vides. Chez lui, son bo doi (« les soldats ») aiguisent leurs armes. Il suffit donc d’un peu de poudre pour mettre le feu.
Haiphong, un incident de trop
Le 20 novembre 1946, dans le port de Haïphong, où les grues jaunes penchent désormais leurs têtes métalliques sur la surface grise du fleuve Rouge, une jonque surprise en flagrant délit de trafic d’essence est arraisonnée par des marins venus du continent. Ces derniers se disputent avec le Vietminh au sujet du contrôle douanier et l’incident, pour des raisons qui restent obscures, dégénère entre la police viet et les hommes du corps expéditionnaire. De chaque côté, certains plaident pour l’apaisement, d’autres prônent la tactique de la ligne dure.
Après plusieurs jours de violents combats dans les quartiers chinois et vietnamiens, la marine bombarde au canon et rase un faubourg où s’étaient réfugiés de nombreux civils. Ce fut un massacre, le premier d’une longue liste, car ni la France ni le Vietminh ne seront par la suite épargnés par les atrocités. Le bilan est lourd mais controversé, les chiffres variant, selon les sources, de plusieurs centaines à plusieurs milliers de morts.
Pourtant, au Vietnam, le souvenir de cet événement semble flou. Étrange amnésie : à l’école, on ne l’enseigne pas. Au musée de Haiphong, pas un mot, alors que de nombreux événements de guerre impliquant des soldats français sont documentés, photos à l’appui. Même les vieux ont une idée assez floue de cette histoire. Comme si le régime vietnamien préférait désormais passer cette tragédie sous silence. « Des centaines de morts, des milliers ? Mais je n’en ai jamais entendu parler ! » »s’exclame Tran Dinh Khac, 86 ans, qui était encore en vie à l’époque « La rue Clémenceau » et vit maintenant dans une petite maison située dans une résidence coloniale jaune bouton d’or. Il se souvient encore « Combats dans la ville autour de l’Opéra », type de réplique coloniale du Palais Garnier à Paris : « Ma famille et moi avons dû fuir. Le canon tonnait très fort. »
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