Amazon, Ubisoft… la liste des entreprises annonçant mettre fin ou réduire le télétravail semble s’allonger de jour en jour. Quelle réalité se cache derrière ces décisions ? Est-ce vraiment la fin du télétravail ?
Coup de tonnerre sur le télétravail depuis qu’Amazon a annoncé la fin du travail à distance pour tous ses salariés. Depuis, tout le monde (et notamment les « grands patrons ») s’interroge sur l’intérêt de faire revenir ses salariés au bureau. Alors, va-t-on encore assister à la valse du télétravail ?
Petit retour en arrière : en 2019, la France comptait environ 7% de télétravailleurs à temps partiel. Et ce alors que la Fondation Concorde estimait que 25 % des salariés pouvaient réaliser une partie de leur activité à distance. A terme, la pandémie n’aurait fait que réduire cet écart puisqu’on estime que 20 % des salariés avaient accès au télétravail en 2021. Et ces chiffres restent stables, quels que soient les fossoyeurs du télétravail.
4 070 accords signés en 2021
Pourquoi tant d’émotion aujourd’hui ? Tout d’abord, des renégociations des accords d’entreprise relatifs au télétravail sont en cours. 4 070 accords d’entreprise relatifs à cette pratique ont été signés en 2021 (contre 1 490 en 2019). Et ces accords portaient souvent davantage sur le nombre de jours de télétravail que sur son organisation.
Trois ans après, force est de constater que tout n’est pas rose sur la planète du télétravail. Sentiment d’isolement, risque de burn-out sont autant de signes avant-coureurs qui nécessitent de repenser l’organisation de cette pratique, et d’aller au-delà d’un simple décompte. Ce contexte est d’autant plus anxiogène que certains employeurs sont tentés de surveiller de près ce qui se passe lorsque leurs salariés ne sont pas au bureau. A cet égard, les annonces outre-Atlantique, largement médiatisées, mettent de l’huile sur le moulin de ceux qui, fondamentalement, sont opposés au télétravail.
L’efficacité du modèle hybride
Et pourtant, vouloir supprimer le télétravail pour la santé financière de l’entreprise ou pour améliorer l’engagement des salariés est une erreur. L’un des experts en la matière, Nick Bloom, professeur d’économie à Stanford, a souligné que la productivité (quand elle peut être calculée) est significativement similaire en hybride (mix bureau/maison) qu’au bureau à 100 %. Le modèle hybride serait légèrement plus performant, avec une différence de 1 à 3 %. Une productivité qui diminue en raison du télétravail est observée dans les organisations qui ont opté à 100 % pour cette pratique. On y observe une baisse de productivité de 10 %. Encore faut-il le comparer aux économies générées en matière immobilière.
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Lors d’une conférence organisée en octobre 2024 à Stanford, plusieurs chercheurs ont analysé les conséquences des politiques de « retour au bureau » (RTO – Return to the Office) de 1 200 entreprises ayant fait ce choix. Tout d’abord, ce phénomène s’observe davantage dans les villes où le coût de l’immobilier est faible. Par ailleurs, ces entreprises auraient en commun les éléments suivants : il s’agit d’une décision du dirigeant (essentiellement des hommes), prise à un moment où l’entreprise connaît de mauvais résultats, et qui provoque souvent des départs massifs, notamment de dirigeants expérimentés.
Quel engagement recherchons-nous ?
Ces démissions ressemblent parfois à des projets de licenciements déguisés, puisque l’employeur sait très bien que tout le monde ne reviendra pas sur le chantier. Le discours des entreprises est qu’elles veulent renforcer l’engagement « affectif » (qui, rappelons-le, signifie « l’attachement et la fidélité des individus à leur organisation »). Paradoxalement, l’engagement obtenu sera peut-être plus « calculé » : le salarié ne restera pas en raison d’un soutien au projet d’entreprise, mais parce qu’il n’est pas sûr de trouver mieux ailleurs.
D’où vient cette intuition, devenue certitude pour certains, que l’entreprise se porterait mieux si tous les salariés retournaient au bureau ? Pour ma part, j’y vois une forme d’héritage du modèle d’entreprise industrielle. Dans ce modèle, le temps passé sur le lieu de travail (usine) par l’employé (ouvrier) peut être directement associé à la production. Il faut être sur place à l’heure, et suivre le rythme imposé par la chaîne de production. La présence est donc une vertu.
Des préjugés datés ?
Même si ce modèle n’est plus la référence dans de nombreux pays, il a laissé des traces, comme la vision de l’âge par exemple ou encore du temps de travail. Ainsi, l’idée de « seniors » qui peinent à suivre le changement s’inscrit dans cette logique de pénibilité du travail dans le monde industriel. De nombreux managers s’étonnent de se retrouver ainsi mis à l’écart, au moment même où ils peuvent tant apporter à l’entreprise. Passer du temps au bureau, le fameux « présentéisme », relève de la même logique. Or, on sait très bien que la présence sur le lieu de travail n’est pas un indicateur pertinent.
Il est donc grand temps de changer de référentiel. En effet, de nombreux abus attribués au télétravail découlent de la prédominance de ce modèle dans les mentalités. Plus de présentéisme ? Bienvenue dans la disponibilité à distance, où certains hésitent à quitter leur bureau de peur d’être perçus comme des fainéants. Vous avez terminé la chaîne de production ? Bienvenue dans les visioconférences qui s’enchaînent à un rythme infernal, ne laissant aucun répit aux salariés. Tant que nous ne parviendrons pas à distinguer les moments de travail individuel des moments de collaboration, nous continuerons à aligner des journées identiques au bureau et à distance. Tant que nous ne pourrons pas penser le travail, nous ne pourrons pas choisir un hybride vertueux, c’est-à-dire un hybride organisé. C’est en fonction de la nature du travail à effectuer qu’il faut faire des choix en matière d’hybride, et non en fonction des souhaits des salariés ou des convictions des managers.
Le télétravail n’est ni vertueux ni néfaste en soi. Elle n’est plus vécue comme une « récompense » mais comme une des conditions de travail offertes par l’employeur. Autrement dit, vous n’attirerez plus les candidats en leur proposant du télétravail, comme c’était le cas avant la pandémie. En revanche, supprimer cette pratique aujourd’hui aura un impact lourd sur votre marque employeur et sur l’engagement de vos collaborateurs, qui se sentiront trahis. Heureusement, alors que de nombreux dirigeants annoncent la « fin du télétravail », la réalité est bien autre. Et ça tombe bien car ce n’est pas le télétravail qui pose problème : c’est l’organisation du travail dans son ensemble. Il ne reste plus qu’à espérer que les négociations en cours tiendront compte de ces différents éléments.