surtout ne pas opposer la lutte contre le changement climatique à la lutte contre l’effondrement de la biodiversité
Les pays du monde se réunissent actuellement en Colombie pour la COP sur la biodiversité, et on ne parle pas assez de ces enjeux, estime François Gemenne.
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La COP16 sur la biodiversité se tient actuellement à Cali, en Colombie. Avec le sentiment qu’on n’en parle pas autant que lorsqu’il s’agit du climat.
François Gémenne : Il est vrai qu’elle ne suscite pas autant d’attention ni autant de participants que les COP Climat. Pourtant, les deux COP ont la même origine : c’est le Sommet de la Terre, à Rio en 1992, qui va initier le processus. À l’époque, les gouvernements identifiaient trois problèmes environnementaux prioritaires, qui nécessitaient tous trois une coopération internationale, et donc un régime de négociations : le climat, la désertification et la biodiversité. Et nous allons conclure un accord-cadre pour chacun de ces trois problèmes.
Si la biodiversité est parfois reléguée au second plan, je pense que cela est dû à plusieurs raisons : d’abord, même si la biodiversité est évidemment cruciale pour la vie sur Terre, à commencer par la nôtre, elle affecte moins directement les hommes. On voit concrètement les conséquences du changement climatique, comme les canicules ou les inondations. Pour la perte de biodiversité, elle est moins immédiate : on revient toujours à l’exemple un peu banal des insectes écrasés sur les pare-brise des voitures, mais tout le monde ne conduit pas une voiture à la campagne… Il y a là un sacré paradoxe : la perte de la biodiversité est encore bien plus avancée que le changement climatique, et pourtant on en a moins conscience…
C’est une autre raison qui explique pourquoi on accorde souvent plus d’importance au climat qu’à la biodiversité : pour le climat nous disposons d’indicateurs synthétiques et faciles à utiliser. Degrés de température, tonnes de CO2, etc. Pour la biodiversité, c’est infiniment plus complexe : parle-t-on du nombre d’espèces, du nombre d’individus d’une espèce ? Dans l’absolu, ou sur un territoire donné ? Pour évaluer l’impact d’un projet sur la biodiversité, on se retrouve vite avec des centaines d’indicateurs. Pour le climat, c’est complexe aussi, bien sûr, mais on a un indicateur synthétique, et ça rend les choses beaucoup plus simples.
Pour rééquilibrer la balance, je crois qu’il ne faut pas opposer les deux sujets, et je m’inquiète un peu de cette petite musique qu’on entend dans certains milieux écologistes : on en ferait trop pour le climat, on serait prisonniers d’une vision du tunnel carbone, on ne prendrait en compte que le CO2 et pas les autres limites planétaires, etc. Ce discours est absolument délétère, vraiment.
« La transition climatique est aujourd’hui menacée par les coupes budgétaires, le populisme et les lobbies de l’industrie fossile, donc honnêtement, elle n’a pas besoin d’autres adversaires !
François Gémennesur franceinfo
Nous ne devons pas oublier que nous sommes loin d’en faire assez pour le climat. Le dernier rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement vient de le rappeler : nos trajectoires de réduction d’émissions restent très insuffisantes, et nous sommes encore très loin des objectifs de l’Accord de Paris.
Surtout, ce discours qui oppose la lutte contre le changement climatique à la lutte contre l’effondrement de la biodiversité passe à côté de l’essentiel : climat et biodiversité sont profondément liés, contrairement à ce que pense la théorie des frontières planétaires.
Il s’agit d’une théorie développée par plusieurs scientifiques il y a quinze ans, qui postule qu’un écosystème sûr pour l’humanité repose sur dix limites planétaires à ne pas franchir, et dont plusieurs ont déjà été dépassées. La théorie précise que le climat et la biodiversité sont deux limites matricielles majeures, dont dépendent les autres.
Cette théorie est très intéressante pour penser les choses de manière systémique, mais son inconvénient est qu’elle donne l’impression que les limites sont indépendantes les unes des autres. Or ce n’est évidemment pas le cas : le changement climatique constitue une terrible menace pour la biodiversité, et la hausse des températures est plus rapide que la capacité d’adaptation des écosystèmes. Et de la même manière, l’effondrement de la biodiversité constitue une terrible menace pour le climat, car il réduit à la fois nos possibilités de décarbonation, mais aussi nos capacités d’adaptation. C’est pourquoi cela n’a aucun sens de dire que la lutte contre le changement climatique nous empêcherait de lutter contre la perte de biodiversité : les deux peuvent se renforcer, ce n’est pas un jeu à somme nulle. Et heureusement.