sur les traces du paria familial

Dans son nouveau livre, la journaliste de l’hebdomadaire « La Vie » Pascale Tournier se lance dans une enquête ultra-romantique à la poursuite de son grand-père collaborateur, fou amoureux d’une actrice juive. Un bijou.

Voilà un livre qui n’a pas dû être facile à écrire, et pourtant il paraît évident que Pascale Tournier a dû un jour s’y mettre, en tant qu’observatrice attentive de la vie politique française et de la droite conservatrice. Une double faute raconte son histoire, ou plutôt son « « partie manquante ». « Une partie manquante » imprégné de l’Histoire de France et de ses côtés obscurs. En librairie le 26 septembre 2024, aux éditions du Cherche Midi.

Dans ce récit, elle dévoile la vie de son grand-père paternel, François, qui fut non seulement un haut fonctionnaire de l’administration de Vichy, mais aussi l’homme qui abandonna sa famille pour suivre Jeanne, sa maîtresse, une sublime actrice juive. Un destin devenu secret, tabou, jusqu’à l’effacement. Une honte que Pascale Tournier a décidé d’affronter en renouant les fils de la mémoire avec une obsession en tête : dans quelle mesure François était-il un bâtard ?Pendant longtemps, j’ai suivi cette règle tacite : on regarde droit devant soi. Aujourd’hui, je me retourne pour regarder le passé en face. J’ai besoin de comprendre d’où je viens pour comprendre où je vais. Tant pis si je me brûle. »

Au départ, elle dispose de peu d’éléments pour remonter le temps. La plupart des protagonistes sont morts à la fin des années 1970, emportant leurs secrets dans la tombe. Elle va cependant rassembler tout un échantillon de photos, de lettres, d’archives. Convoquant de vieux souvenirs, arpentant certains lieux d’une géographie familiale qui lui était jusque-là inconnue. Cela va lui permettre de dessiner peu à peu les contours de François, de se le réapproprier. Et d’imaginer certaines séquences de sa vie entre mars 1942 et septembre 1944, date à laquelle il a quitté définitivement la maison.

Avec le physique de Bogart, ce jeune inspecteur des finances ambitieux, marié bourgeoisement à la tendre Gabrielle, la grand-mère de Pascale, bondit sur les pages des aventures de la guerre à son poste au ministère de l’Economie générale, comme en apesanteur, tant sa passion pour Jeanne semble éclipser les terribles événements qui l’entourent.Elle lui fait oublier la guerre et son absurdité, ses choix de carrière périlleux, sa propre médiocrité.

Tous ces épisodes sont racontés de façon romancée en petits chapitres avec une plume agile, faisant littéralement revivre une époque, une classe sociale, un monde. On se croirait dans un film d’Henri-Georges Clouzot. Mais cet amour en valait-il la peine ? Aurait-il pu faire autrement que de détruire sa famille ? Car c’est là la grande affaire de la vie de François, l’amour pour Jeanne.« aux yeux noirs ». Jeanne bientôt menacée parce qu’elle est juive dans une France qui commence à déporter ses enfants. Jeanne qu’il réussira néanmoins à sauver.

« Il aura au moins sauvé une juive. J’ai souvent entendu cette phrase dans mon entourage. Souvent prononcée sur un ton de dépit et de ressentiment, elle concentre toute l’activité de François sous l’Occupation. » En contrepoint, Pascale Tournier n’élude pas les conséquences des choix de François pour celles qui ont dû continuer, sans père et sans mari. Victimes collatérales d’un égoïsme insensé. De Gabrielle, grand-mère courageuse qui s’est réfugiée dans la religion et tente d’expier une faute qui n’est pas la sienne, elle écrit : « Gabrielle a fait table rase. Elle n’a gardé qu’un seul homme avec elle. Son fils. Ce fils, Jean-Philippe, dont le romancier dresse un portrait poignant. Un homme secret qui, toute sa vie, se sentit «déshérité ». « Pendant la période de guerre, mon père a toujours refusé de parler. Un reproche lui est revenu une fois. Oui, François, son père, mangeait bien pendant cette période, alors que lui, enfant, criait souvent faim. De cette période sombre, Jean-Philippe a gardé un petit doigt déformé qu’il a voulu nous montrer. Sa peau était plus ridée au milieu du doigt. » Des pages marquées par une magnifique fidélité.

Reste à savoir dans quelle mesure François a participé à la collaboration avant que le puzzle ne soit totalement reconstitué. Aurait-il pu ignorer la rafle du Vel d’Hiv ? A-t-il aidé lors des arrestations ? N’était-il qu’un technocrate sans pouvoir, répondant tant bien que mal à la pression de l’occupant ? Une fois de plus, elle fouille, recoupe les périodes, interroge les historiens, jusqu’à mettre la main sur le dossier administratif de François, jalousement conservé au centre des archives économiques et financières. Un dénouement qui sonne pour elle comme une délivrance, à la lisière d’une zone grise. Grise, comme la conscience de certains hommes dans cette période troublée.

« Une double faute » de Pascale Tournier, Le Cherche Midi, 192 pages, 18,80 euros.

Extrait : « François ne m’est pas inconnu. Cet homme est mon grand-père. Jusqu’à récemment, je ne savais presque rien de lui. Il est décédé en 1979, mais je ne l’ai jamais vu assister aux réveillons de Noël, aux baptêmes, aux premières communions, ni aux anniversaires de ses petits-enfants, pas même à ceux de son fils unique, mon père. Son nom n’était jamais mentionné lors des discussions familiales animées qui animaient nos repas du dimanche. » (page 13)