Niagalé Bagayoko est docteure en sciences politiques, spécialisée dans les questions de sécurité en Afrique de l’Ouest et du Centre. Elle réagit aux impacts des sommets de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Alliance des États du Sahel (AES). Ceci en tant que présidente du Réseau africain du secteur de la sécurité (ASSN), un réseau d’associations, de chercheurs et de spécialistes africains.
RFI : Niagalé Bagayoko, comment analysez-vous la décision ? irrévocable » Le Mali, le Burkina Faso et le Niger vers une sortie de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ?
Niagale Bagayoko : Cela confirme cet élan vers une souveraineté assumée dans le cadre d’une collaboration étroite entre des États qui, faut-il le rappeler, ont déjà une organisation régionale qui les lie, et ce depuis 1970. Il s’agit de l’instance de développement intégré du Liptako Gourma. Donc cela confirme que ces États voient non seulement dans la collaboration entre eux un espace d’action pertinent, mais surtout que cet espace se détache désormais définitivement de la CEDEAO. Mais finalement dans la lignée de ce qui avait commencé à se produire avec la création du G5 Sahel, qui avait déjà créé une fracture au sein même de l’organisation ouest-africaine.
Quelles conséquences ce retrait des États de l’ESA pourrait-il avoir sur la sécurité dans la région ?
La sécurité dans la région est l’un des principaux contentieux entre les pays du Sahel et le reste des États membres de la CEDEAO, puisque les États sahéliens considèrent que la CEDEAO n’a absolument pas fait preuve de solidarité, notamment opérationnelle, pour lutter contre le terrorisme. Par conséquent, les États sahéliens considèrent que cette organisation s’est révélée absolument inutile, comme ils la considèrent pour d’autres États ou d’autres organisations multilatérales.
Mais je pense qu’il est important d’analyser un peu plus en détail ce qui se cache derrière ces accusations. D’abord, il faut rappeler que la CEDEAO a tenté en 2012 de se mobiliser pour déployer une force opérationnelle afin de stopper l’avancée des groupes jihadistes qui avaient pris d’assaut le nord du Mali. Ces efforts ont échoué et après le déploiement de la force française Serval, une mission avec les États de la CEDEAO a quand même été déployée sous l’égide de l’Union africaine : c’était ce qu’on a appelé la MISMA. Les États de la CEDEAO se sont donc mobilisés dans un premier temps en 2013, mais ils sont ensuite passés sous mandat de la Mission des Nations unies, la MINUSMA, dans le cadre de laquelle ils sont restés sur le terrain pendant une dizaine d’années, notamment au Mali. Mais cela sans avoir de mandat de lutte contre le terrorisme.
Enfin, il y a eu l’adoption d’un plan annoncé massif, estimé à 500 millions de dollars pour financer l’envoi d’une force dans la région du Sahel et surtout un plan d’action de lutte contre le terrorisme qui n’a jamais été mis en œuvre par la CEDEAO elle-même.
Comme vous l’avez mentionné, plusieurs États d’Afrique de l’Ouest ont participé à des missions de maintien de la paix, notamment au Mali. Comment ce retrait des pays de l’Alliance des États du Sahel est-il perçu dans les États de la CEDEAO ? ?
Je sens une grande inquiétude, une grande inquiétude. Il faut rappeler que les États de l’ESA ont été parmi les membres fondateurs de la CEDEAO. Une organisation qui, à l’époque – et je pense que c’est aussi un élément important à retenir – a été créée par des chefs d’État qui étaient tous à la tête de gouvernements militaires. Ce sont d’ailleurs des militaires qui ont fondé la CEDEAO. Et c’est beaucoup plus tard, 20 à 25 ans après sa création, que l’institution s’est dotée de mécanismes visant à promouvoir la démocratie et la bonne gouvernance.
Le départ de ces pays fondateurs est un motif d’inquiétude, notamment en ce qui concerne l’ensemble du système économique. Les questions de sécurité sont beaucoup évoquées et, à mon avis, ce sont elles qui sont directement à l’origine de cette rupture. Mais la grande inquiétude au sein de l’organisation, à mon avis, c’est l’avenir de tout ce qui a été construit sur le plan économique, y compris la circulation des biens, des services et des personnes.
Dans leur statut (article 11 de la Charte du Liptako-Gourma), les États de l’AES prévoient une ouverture aux États qui souhaiteraient les rejoindre. D’autres pays de la région pourraient-ils être tentés de rejoindre ce nouveau bloc ?
Nous avons déjà vu des exercices militaires organisés récemment par les États de l’ESA, auxquels se sont joints le Tchad et le Togo. Cependant, il est important de rappeler qu’il y a toujours eu une multiplication et une superposition des cadres multilatéraux qui ont un mandat de sécurité en Afrique de l’Ouest. Nous avons toujours été dans le contexte d’adhésions multiples d’États au sein de plusieurs institutions. Par conséquent, rejoindre l’ESA ne signifierait pas nécessairement quitter d’autres organisations. En revanche, cela pourrait contribuer à renforcer cette » embouteillage institutionnel » qui caractérise la sous-région ouest-africaine depuis une quarantaine d’années.
Quels pays sont les plus susceptibles d’approfondir leurs liens avec les États de l’ESA ?
Alors, à mon avis, et évidemment, je dirais le Tchad, dont il faut rappeler qu’il n’appartient pas à la CEDEAO, mais à une autre organisation sous-régionale, la CEEAC, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale. Avec ces rapprochements, on voit que la fameuse architecture africaine de paix et de sécurité mise en place au début des années 2000 dans le cadre de l’Union africaine et qui s’appuie sur les différentes sous-régions actuelles, commence à vaciller.
On peut s’interroger, dans une logique géographique et institutionnelle, sur la possibilité pour la Mauritanie de rejoindre ce bloc, comme elle l’a fait à l’époque du G5 Sahel. La Mauritanie avait d’ailleurs été à l’origine de ce fameux G5 aujourd’hui enterré. Mais les relations actuelles de la Mauritanie, notamment avec le Mali, rendent ce type de perspective difficile.
Donc, pour moi, à part le Tchad, je ne vois pas vraiment quel Etat pourrait rejoindre l’AES. Les autres cherchent plutôt, à mon avis, à ramener dans le giron de la CEDEAO les trois Etats sahéliens ou, du moins, à développer des relations de coordination extrêmement étroites avec cette nouvelle alliance.
Vous parlez effectivement de cette médiation et de cette volonté effectivement de la CEDEAO de ramener les Etats de l’AES dans le giron de l’organisation ouest-africaine.. La mission de bons offices du président sénégalais Bassirou Diomaye Faye et du président togolais Faure Gnassingbé Eyadéma peut-elle conduire à une réconciliation ? ?
Faure Gnassingbé Eyadéma a déjà fait de nombreux efforts dans ce sens et ils n’ont pas été couronnés de succès. C’est important pour Faure Gnassingbé, sur le plan personnel, historique et même dynastique (son père Gnassingbé Eyadema est membre fondateur de la CEDEAO en tant que président du Togo, NDLR), pour éviter que la CEDEAO ne se désintègre ou n’explose. Mais, jusqu’à présent, il n’y est pas parvenu.
La nomination de Bassirou Diomaye Faye est, à mon sens, très intéressante. Quand on relit les communiqués de presse publiés à l’issue du sommet des chefs d’État de l’Alliance des États du Sahel du 6 juillet dernier, on voit à quel point le thème du panafricanisme, le thème de la souveraineté, est mis en avant. On sait aussi dans quel cadre parfaitement démocratique de l’élection qui s’est déroulée au Sénégal, ce mouvement qui se revendique panafricaniste, cette aspiration à la fierté nationale, est arrivé au pouvoir à travers l’ancien mouvement Pastef. (du Premier ministre sénégalais actuel Ousmane Sonko, NDLR).
Le dialogue entre des gouvernements à dominance militaire et un mouvement issu d’une vague démocratique extrêmement forte, autour de principes communs comme le néo-panafricanisme, peut être une nouvelle voie de négociation. Une voie à travers laquelle d’autres solutions pourraient être explorées, peut-être en termes de coopération entre ces nouvelles sociétés civiles que l’on voit émerger un peu partout en Afrique de l’Ouest et qui se réclament non pas de valeurs libérales d’inspiration occidentale, mais plutôt de la fierté et des traditions africaines.