« Le Tchad est un Etat souverain qui établit des relations avec qui il veut, nous ne sommes l’otage de personne ! « , a prévenu, sous un tonnerre d’applaudissements, le ministre tchadien des Affaires étrangères, Abderaman Koulamallah, aux côtés de son homologue russe, mercredi 5 juin à N’Djamena. « Notre amitié avec la République du Tchad n’influencera pas ses relations avec la France. La France a une autre approche : soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. a répondu Sergueï Lavrov en conférence de presse, au terme de sa sixième tournée africaine en deux ans.
Le chef de la diplomatie russe a poursuivi son offensive africaine, du 3 au 5 juin, avec cette fois quatre pays qui, comme le Tchad, étaient jusqu’alors considérés comme faisant partie du « pré-carré » français. Il s’était déjà rendu en Guinée, au Congo-Brazzaville et au Burkina Faso. En poste depuis vingt ans, M. Lavrov est l’un des artisans du retour de son pays sur le continent africain, renouant avec les liens affaiblis après la chute de l’URSS, pour chercher à apporter son soutien contre un « bloc occidental hostile » depuis que Moscou a déclaré la guerre à l’Ukraine.
La Russie est encore peu implantée au Tchad, mais les deux pays entretiennent une relation de faible intensité, ponctuée de contacts réguliers et de visites diplomatiques, depuis la signature en 2013 d’un « plan de coopération ». Leurs relations se sont néanmoins refroidies au début de la transition entamée après la mort du président Idriss Déby Itno, tué en avril 2021. N’Djamena accusait alors Moscou d’alimenter, à travers le groupe Wagner, des mouvements de déstabilisation à ses frontières.
L’inquiétude de Paris
En Libye d’abord, où le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), rébellion contre laquelle Idriss Déby Itno a été tué, a sa base arrière et a longtemps combattu aux côtés des troupes du maréchal. Haftar, l’homme fort de l’est libyen, soutenu par Moscou. Puis en Centrafrique, où l’ambassadeur de Russie à Bangui, Vladimir Titorenko, a accusé le Tchad, en janvier 2021, de soutenir les rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), qui menaçaient la capitale. N’Djamena affirmait alors, en mai de la même année, que cinq de ses soldats avaient été « réalisé » pendant « une attaque près de la frontière centrafricaine (…) certainement soutenu par les Russes.
« Il y a des mercenaires russes présents en Libye (Et) en République Centrafricaine. Nous avons des raisons de nous inquiéter de la présence de ces mercenaires, car les assaillants qui ont attaqué le Tchad en avril et causé la mort de l’ancien président Idriss Déby étaient entraînés, encadrés par la société de sécurité privée Wagner », avait soutenu le ministre tchadien des Affaires étrangères de l’époque, Chérif Mahamat Zene. Peu de temps après, le New York Times et le le journal Wall Street avait affirmé que des mercenaires russes menaient une rébellion tchadienne en République centrafricaine et complotaient en vue d’assassiner Mahamat Idriss Déby, fils et successeur d’Idriss Déby Itno. Une information jamais vérifiée.
Les relations se sont ensuite progressivement réchauffées, jusqu’à atteindre leur point culminant en janvier 2024, lorsque Vladimir Poutine a reçu son homologue tchadien à Moscou, avec tous les honneurs. Le chef de l’Etat russe a félicité Mahamat Idriss Déby pour avoir « réussi à stabiliser la situation » au Tchad et a affirmé que la Russie là-bas « contribuerait de toutes les manières possibles ». Une visite scrutée d’un oeil inquiet par Paris, alors que le Tchad reste son dernier allié au Sahel. La France y maintient encore un millier de soldats, tandis que le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont tour à tour chassé son armée.
N’Djamena, qui a su profiter de sa position dans un voisinage en crise (Libye, Soudan, Centrafrique), n’hésite pas à menacer de se tourner vers la Russie pour obtenir des concessions de l’Occident. Au jeu des alliances, le Tchad a diversifié ses partenariats sécuritaires avec les Émirats arabes unis, la Turquie et la Hongrie. D’autant que Mahamat Idriss Déby sait que sa relation privilégiée avec Paris, héritée de son père, est remise en cause par certains de ses concitoyens.
Bien qu’en première ligne, la France n’est pas la seule à payer le prix de ce nouvel équilibre diplomatique. En avril, les États-Unis ont retiré la quasi-totalité de leurs troupes stationnées au Tchad (une centaine d’hommes) après un désaccord avec l’armée de l’air sur les modalités d’application de l’accord de défense.
Virage totalitaire
De faible intensité mais régulières, des opérations de désinformation visent le Tchad : annonce d’opérations conjointes entre Wagner et l’armée tchadienne, médiation russe dans la libération des prisonniers tchadiens… Une information à chaque fois démentie par l’état-major tchadien. Mais si N’Djamena dispose d’une armée aguerrie qui pourrait s’offusquer du recours aux forces paramilitaires, la Russie a déjà proposé ses services dans d’autres domaines. Lors de l’élection présidentielle du 6 mai, la présence de Maksim Shugaley, spécialiste russe des campagnes d’influence politique en Afrique et proche de Wagner, a été relevée.
Au Tchad, comme dans d’autres pays africains qui ont choisi la neutralité dans la lutte d’influence que se livrent Paris et Moscou sur le continent, l’atout majeur de la Russie pourrait être politique, en présentant un modèle privilégiant l’ordre et la souveraineté plutôt que la démocratie et les droits de l’homme. . Lors de son escale au Congo, Sergueï Lavrov a présenté ces concepts comme modèles « imposé par l’Occident » et prend l’exemple de la Libye, où, selon lui, « l’Occident a voulu imposer son mode de démocratie », pointant la responsabilité de l’intervention de 2011 dans le chaos qui règne encore dans le pays.
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Implicitement, le message selon lequel « la démocratie mène au désordre » pourrait séduire au Tchad, où Mahamat Idriss Déby vient d’être élu chef de l’État à l’issue d’un processus électoral contesté. Il connaît déjà un grand succès au Burkina Faso, où le capitaine putschiste Ibrahim Traoré a donné à son régime un virage totalitaire, qu’il pourra instaurer grâce à davantage de« instructeurs » Russes, selon la promesse faite par M. Lavrov lors de sa visite.
A Conakry, où le général Mamadi Doumbouya vient de fermer les principaux médias du pays et de repousser sine die élections, les échanges avec M. Lavrov confirmés « la position commune et de principe de la Russie et de la Guinée sur le rejet d’un ordre fondé sur des règles imposées par l’Occident », indique le communiqué guinéen publié à l’issue de la visite. Parallèlement à ce voyage, au cours duquel M. Lavrov a invité ses homologues au Forum de partenariat Russie-Afrique qui se tiendra en novembre à Sotchi, le vice-ministre russe de la Défense Yunous-bek Evkourov a rendu visite aux officiers en chef des juntes du Niger, du Mali et du Burkina Faso, trois pays où la coopération militaire bat son plein.