Sciences et technologies

Ségolène Guinard, anthropologue, déconstruit nos imaginaires de la conquête spatiale et de ses dérives

Elon MuskElon Musk et son « arche spatiale » pour nous sauver tous de la guerre nucléaire, Jeff BezosJeff Bezos et son  » stations spatialesstations spatiales « géant » à la conquête du Système Solaire… L’humanité souffrirait-elle d’une raideur de la nuque à force de fixer les étoiles au point de ne plus pouvoir baisser les yeux ? yeuxyeux vers ce qui se passe sur Terre ? Une partie d’entre eux semble, en tout cas, déterminée à trouver des solutions dans l’espace. De quoi nous mettre des étoiles dans les yeux, sauf que ce rêve a des conséquences sur notre Planète qui sont loin d’être un rêve, nous rappelle Ségolène Guinard.

Futura : Vous êtes philosophe et anthropologue. Quel éclairage ces domaines de recherche apportent-ils à ces thématiques qui semblent à première vue réservées aux sciences dures ?

Ségolène Guinard : Quand je me concentrais sur la philosophie, j’ai beaucoup questionné les imaginaires de la conquête. J’ai davantage travaillé dans le domaine deécologieécologie que la conquête de l’espace lui-même : recréer écosystèmesécosystèmes. Quant au discours qui existe encore : aller dans l’espace pour mieux comprendre les environnements sur Terre, il y a une contradiction entre un discours écologique, de curiosité scientifique et une technologie militariste et conquérante. J’ai voulu étudier, de ce point de vue, l’imaginaire et les thèmes de la colonisation, de l’environnement, de la planète, mais aussi l’histoire visuelle de la conquête. La question était : que fait-on de ces discours ?

Maintenant que je m’intéresse au sujet du point de vue de l’anthropologue, j’ai surtout envie d’aller à la rencontre de ces acteurs de l’espace et de ceux concernés par la recherche. Je travaille notamment sur l’action des télescopes qui impactent les paysages. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller écouter les porteurs de ces imaginaires qui les réalisent, comment ils expliquent leur activité, comment ils y arrivent… Il s’agit de comprendre comment se produit la science. C’est un peu comme faire un zoom sur des manières de faire et de produire de la connaissance.

Vous l’avez dit : la conquête spatiale passe par des avancées technologiques, loin des discours sur la décroissance et des hymnes à la lenteur prônés par les défenseurs du climat. Pourtant, les deux directions sont tout aussi actuelles, c’en est presque aliénant…

SG: Il y a une forme de recherche de légitimité du côté de la conquête spatiale qui, d’un point de vue matériel, nécessite un énorme investissement de la part des pouvoirs publics et des entreprises. Si l’on prend l’exemple de la NASA, on voit qu’il y a aussi une volonté de gagner l’adhésion du public. A partir des années 1970 – quand on a commencé à prendre conscience des dangers de la guerre froide et que les premiers discours écologiques se répandaient – ​​un certain nombre de personnes issues de la contre-culture californienne se sont intéressées à la conquête spatiale et ont voulu concilier le rêve du jardin harmonieux avec celui de la technologie spatiale. On voulait vivre dans l’espace et créer des stations.

«« Le fil conducteur de l’imagination spatiale est le rêve que nous pourrions repartir de zéro dans l’espace et gérer la Terre comme nous gérons un vaisseau spatial. »« 

On a alors commencé à penser au logement, à la nourriture… Et l’image de l’astronaute a progressivement changé de celle du militaire conquérant à celle du scientifique. C’est une idée que l’on retrouve aujourd’hui en France avec Thomas PesquetThomas Pesquetune sorte d’ambassadeur de la planète sans frontières. Au fil du temps, des imaginaires spatiaux se sont aussi construits autour de l’image de la fragilité de la Terre vue depuis l’espace, dans le vide. Les astronautes endossent le rôle de défenseurs de notre planète… Il est intéressant d’explorer ces questions d’un point de vue anthropologique, puisque nous étudions des imaginaires qui cohabitent entre eux sans que cela soit forcément cohérent.

En 1972, un film assez confidentiel est sorti, Fonctionnement silencieux : un astronaute sabote son vaisseau pour sauver la planète. Ce film s’inscrit dans un esprit de contre-culture, partant de l’imaginaire de l’éco-philosophe solitaire qui va sauver le monde, contrairement àInterstellaire où les héros, des scientifiques, partent dans l’espace pour sauver la planète et créer un nouveau système.

Tous ces imaginaires ont en commun le rêve que l’on pourrait repartir de zéro dans l’espace et gérer la Terre comme on gère un vaisseau spatial.

À la lumière de votre étude sur les écosystèmes extraterrestres pauvres, comment pouvez-vous comparer les défis environnementaux sur Terre à ceux que nous pourrions rencontrer dans l’espace ? Existe-t-il des stratégies que nous pourrions emprunter pour gérer durablement nos propres écosystèmes ?

SG: En tant qu’anthropologue, je répondrais que ce sont des discours que l’on retrouve dans l’architecture, notamment avec les bâtiments verts, les jardins avec recyclagerecyclagedes structures efficaces… Ces projets de protection du climat pourraient nous amener à nous enfermer et nous pousser à vivre à l’intérieur.

En tant que philosophe, je trouve cet imaginaire dangereux : il y a l’idée que peu importe la catastrophe, nous survivrons grâce à cette technologie, et que ce qui se passe à l’extérieur n’est finalement pas si grave. Ces positions dépolitisent la question de l’écologie et des personnes les plus touchées par la crise climatique. Elles s’inscrivent dans des logiques inégalitaires, avec des populations qui seront plus exposées que d’autres au changement climatique. le réchauffement climatiquele réchauffement climatique.

«« Dans un contexte très incertain de changement climatique, il paraît illusoire de créer, contrôler et gérer des milieux artificiels. »« 

D’un point de vue scientifique, la Terre abrite une incroyable diversité écologique. Cependant, ces expériences ne concernent qu’un nombre très limité deespècesespèces et il est déjà très difficile de faire fonctionner un habitat et de reproduire des mécanismes naturels comme le photosynthèsephotosynthèse malgré cette simplification écologique. Je pense que cette utopie d’un écosystème dans l’espace repose sur un imaginaire de contrôle mais, concrètement, une telle simplification, très éloignée des systèmes complexes, est loin de conduire à ce que nous imaginons.

Par exemple, l’expérimentation BiosphèreBiosphère L’étude n°2, menée en Arizona dans les années 1990, a été catastrophique car toutes les relations qui composent un écosystème sont très difficiles à comprendre, à modéliser et à reproduire. Dans un contexte de changement climatique très incertain, il paraît illusoire de créer, de contrôler et de gérer des environnements artificiels.

Existe-t-il un devoir moral d’explorer l’espace malgré les impacts potentiels sur notre propre planète ?

SG: La question de la mission existait déjà à l’époque de la colonisation, mais je ne pense pas que la question du devoir moral soit intéressante. Je pense que le véritable enjeu réside dans le type de lien que nous souhaitons avoir avec l’espace et le cosmos.

Par exemple, de manière très pragmatique, si nous sommes dans la dimension de l’ingénierie spatiale, le minimum serait de répondre à cette question de manière commune. L’un des problèmes de la science aujourd’hui est de se concentrer sur la course à l’innovation et à la découverte dans l’espace, et de ne pas se demander ce que nous allons y faire, pourquoi prioriser certains projets et pas d’autres (par exemple, ne pas travailler avec l’armée).

Saviez-vous ?

Ségolène Guinard est philosophe et anthropologue. Elle travaille actuellement à la rédaction d’un livre sur l’existence en capsule et poursuit un doctorat en anthropologie à l’Université McGill à Montréal (Canada).

Il s’agit aussi de se demander qui se donne le droit et la possibilité d’accéder à l’espace. Bien sûr, il y a des gens qui réfléchissent au droit spatial, mais il n’y a jamais eu de véritable débat sur ce que serait une relation non coloniale avec l’espace. Pourtant, la question se pose quand on voit que les satellites s’attaquent à notre accès à la contemplation du ciel.

Quelles perspectives philosophiques pourraient (ou devraient, selon vous) guider nos choix éthiques et technologiques dans le domaine de la conquête spatiale ?

SG: Aujourd’hui, la question de la responsabilité sociale se pose. Par exemple, en astronomie, les télescopes font l’objet de nombreuses luttes, dont la plus célèbre se déroule à Hawaï, où des populations indigènes ont bloqué la route au projet et lancé de grandes discussions dans la communauté scientifique. Aujourd’hui, il n’y a pas de consensus et on voit notamment apparaître une nouvelle génération de scientifiques qui veulent faire les choses différemment. De plus en plus d’astrophysiciens se demandent comment faire mieux, différemment.

Il faut reconsidérer notre soif de connaissance, qui est très calquée sur le capitalisme avec la notion de progrès, d’accélération constante, sans interruption. Je pense que cela est en train d’émerger et que c’est cette façon de (re)penser notre rapport à l’espace, à la conquête de l’espace et d’imaginer un ciel commun à tous qui doit nous guider.

Ariane 6 est un bon exemple de la compétition entre l’Europe, la Chine et les États-Unis. Elle permet aussi de questionner l’occupation de l’espace en Guyane, qui fait l’objet de nombreuses luttes locales dans un territoire au lourd passé colonial où les populations autochtones sont complètement délaissées. En France, ces questions sont absentes du délire spatial. Comment poser ces questions ? Comment gérer cette histoire et réfléchir à cette mémoire coloniale ?

Ce sont des questions que l’anthropologue Peter Redfield explore dans L’espace sous les tropiquesoù il relate cette histoire coloniale, complètement absente de la France et de cette base spatiale. En résumé, je pense que si nous voulons faire de la science, il faut commencer à la faire correctement sur Terre et ne pas la déconnecter des questions de justice. C’est un symbole très fort de voir ce fleuron de la science et de la technologie dans un pays marqué par la violence coloniale.

Jewel Beaujolie

I am a fashion designer in the past and I currently write in the fields of fashion, cosmetics, body care and women in general. I am interested in family matters and everything related to maternal, child and family health.
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