Auteur de la grammaire du rock’n’roll, alpha et oméga de la transgression depuis la seconde moitié du XXe siècle, modèle à copier tout en restant inégalé et sans rival, Mick Jagger a tracé un sillon singulier dans l’histoire de la musique pop.
26 juillet 1943 : Naissance de Mick Jagger
La rock star ultime. La première à en avoir conscience. Pour en jouer, en dicter les codes, assumer les transgressions du sexe, de la drogue et du rock’n’roll dans un subtil mélange entre son tempérament racé, son narcissisme constitutif, son charisme sexuel, sa nature joueuse, son swag unique, sa coolitude absolue, son instinct, et un sens de la communication, de l’auto-marketing que ni Elvis, ni Little Richard – encore ! – ni aucun des quatre Beatles, soudés comme les doigts d’une main, ne possédaient. Mick Jagger est un Rolling Stones, mais très vite, il va les transcender, devenir plus que cela : un symbole de ce statut de demi-dieux affranchis des vicissitudes qui lient le commun des mortels, évoluant comme l’amour au-delà du Bien et du Mal. L’antéchrist d’Altamont, menaçant, de « Jumpin’ Jack Flash », « Midnight Rambler » ou « Fingerprint File ».
Aussi à l’aise sur scène et devant les caméras que s’il était dans son salon, éternel adolescent, toujours performant, incontrôlable, ironique, il a inventé le métier avec ce mélange de grâce, d’arrogance, d’insolence, de séduction permanente ainsi que d’obscénité qui en font l’essence : Mick Jagger respire le sexe. Ses lèvres épaisses, grandes ouvertes et sa langue écarlate – inspirée de la déesse Kali – stylisée depuis Sticky Fingers dans le plus provocateur des logos (The Lapping Tongue) sont un signe de défi, d’indépendance et la promesse d’une débauche, qui disent en somme au monde et à tous : « Je te baise »et peut-être des choses plus perverses, au-delà du baiser, du cunnilingus, de la feuille de rose (et de la fellation ?) directement suggérées.
Un agitateur chevronné, comme en témoigne ce monologue de Get Yer Ya-Ya’s Out ! – précisément ! « Je crois que j’ai perdu un bouton de mon pantalon. J’espère qu’il ne va pas tomber. Tu ne veux pas que mon pantalon tombe, n’est-ce pas ? » Partout où il va, aristocrate lointain et pressé, il y a autour de lui la même adrénaline, la même tension morbide faite de peur et d’excitation, l’essence du rock’n’roll, le danger et l’hystérie, la mort et le désir, que tous ses héritiers copieront, chacun à leur manière, de Steven Tyler à Axl Rose en passant par Jim Morrison, Bowie et Iggy Pop, pour ne citer que les plus évidents. « Moves Like Jagger » célèbre le groupe américain Maroon 5, qui fait de lui un Nijinsky du fucking, comme l’a conçu le photographe de la famille royale Cecil Beaton.
« Laisseriez-vous votre fille sortir avec un membre des Rolling Stones ? » se demande Melody Maker déjà en février 1964. Les Beatles, issus de la classe ouvrière de Liverpool, sont taquins, mais restent bien élevés, propres, souriants ; à côté d’eux, les Stones font des grimaces, font peur. Cheveux plus longs, plus violents, plus démunis, plus « sales ». Plus bluesy aussi, idiome physique, brutal, viril. Animal. Tom Wolfe résumera parfaitement : « Les Beatles veulent vous prendre par la main, mais les Stones veulent brûler votre ville. »
Surtout, on se demande ce que Brian Jones ou Mick Jagger pourraient faire à vos filles (ou sœurs), et on craint le pire. Quand les deux précités et Wyman pissent sur une pompe à essence à Romford, les choses vont empirer, pour le plus grand bonheur de leur manager Andrew Loog Oldham, qui entretient habilement cette image de bad boy récemment entérinée par Dylan dans « Je contiens des multitudes » : « Ces mauvais garçons britanniques, les Rolling Stones. »
Mauvais parce que libre. Jagger est libre. Danser comme une fille, comme un Noir, ou pire, comme une fille noire : c’est à Tina Turner encore plus qu’à James Brown qu’il a emprunté l’essentiel de ses mouvements, ses pas, sa façon de se déhancher et de se déhancher qui ont fait de lui, bien avant David Bowie, la première rock star camp, ambiguë, bisexuelle : jouer les « fous » fait partie de sa palette infinie de personnalités. Le couturier hippie de Brigitte Bardot éclaire cette androgynie particulière. « Quand les femmes ont commencé à se libérer dans les années 1960, les hommes se sont sentis fragilisés et ont voulu se protéger en se féminisant en retour. En 1968, David Bowie est venu chez moi à Saint-Tropez. Les femmes ont 31, 32 de hanches, les hommes ont entre 21 et 23 ans car on n’est pas fait pour avoir des enfants. Une femme peut porter un pantalon d’homme, pas l’inverse. Ça a changé avec lui : il allait directement chez les femmes, mettait un pantalon et partait à Londres avec elles. Mick Jagger, que j’habillais régulièrement, était pareil. »
Ce travestisme, jeu très anglais de métathèse sexuelle, présent chez Shakespeare, Blake, Byron, Swinburne, Shelley et Wilde, transgression des normes sociales genrées, accompagné de leur pendant capillaire (« Are you a boy or are you a girl ? » chantent les Barbarians) et des invectives associées (« Cheveux longs et idées courtes » stigmatise Johnny, « Les gens qui me voient passer dans la rue m’appellent pédé », se plaint Polnareff), produit un puissant effet érotique, qui fascinera une génération qui renvoie à Mick – seule sa famille l’appelle Mike – sa proposition alors audacieuse : « Let’s Spend the Night Together ». Inappropriée à la télévision américaine en 1967 : lorsque les Stones se produisent dans l’émission d’Ed Sullivan, ce dernier exige que Jagger chante « let’s move some time together ». En avril 2006, le gouvernement chinois leur interdit encore d’inclure cette chanson dans leur répertoire « en raison de ses paroles suggestives ».
Scandaleux questionnements lyriques, Michael Philip Jagger, élégant jeune coq blanc, sex-symbol issu de la petite bourgeoisie londonienne – père professeur d’éducation physique, mère esthéticienne – s’y tient et a largement précédé en la matière Zappa, Robert Plant, Rick James, Prince et Gainsbourg. Sexiste (« Under My Thumb », « Stupid Girl », « Out of Time », « Bitch », « Little T&A »), intersectionnalité raciale à la clé (« Brown Sugar », « Some Girls »), même si Keith Richards, son « jumeau d’une autre mère » et lui se sont toujours défendus de toute connotation diffamatoire voire péjorative, le chanteur se présentant souvent comme la victime qui ne cherche qu’à se venger, même s’il s’en réjouit dans « Stray Cat Blues » : « Est-ce que ta mère sait que tu te grattes comme ça ? » Et flirte avec la limite de Chuck Berry : la fille a 15 ans, et non, il ne veut pas voir sa carte d’identité…
Il se surpassera en matière de « Sex Drive » dans « Honky Tonk Women », « Let It Bleed », « Rocks Off », « She’s So Cold », « Starfucker » (« Ali MacGraw s’est énervée contre toi/Pour avoir fait une pipe à Steve McQueen »), « Start Me Up » (« Tu fais jouir un mort » ou « Sway », le comble de la débauche : « C’est juste cette vie démoniaque qui m’a eu sous son emprise ». L’apothéose ? « Où puis-je me faire sucer la bite/Où puis-je me faire baiser le cul ? » Decca n’a pas sorti « Cocksucker Blues ».
La publicité pour Black and Blue, qui montre le mannequin Anita Russell attachée, voire noire et bleue (battue, couverte de bleus et d’ecchymoses), n’a rien fait pour améliorer l’empreinte féministe du plus grand groupe de rock ‘n’ roll au monde depuis 1969… pas plus que la vidéo de « Angry », qui met en scène l’actrice de The Handmaid’s Tale, Sydney Sweeney, attachée et cloutée, tirant la langue dans une décapotable transformée en club de strip-tease à Sunset.
Yves Bigot
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