Regards contrastés sur l’abbé Pierre
Si tout ce dont on accuse l’abbé Pierre était vrai et qu’il était jugé aujourd’hui, il faudrait nécessairement le condamner. Si l’Eglise connaissait ses fautes et se taisait, elle serait également condamnable. Il reste encore le meilleur de celui qui a lutté contre la pauvreté et la misère sociale. Le billet de Philippe Bilger.
Rien n’est plus dangereux que cette façon de démolir les idoles.
Rien n’est plus nécessaire que de démystifier les idoles qui, contrairement à leur légende, n’ont pas été irréprochables.
Qui, en même temps, peut être assez naïf pour imaginer qu’il existe des êtres tous d’une seule pièce, absolument et toujours admirables, des modèles sans faille et résistants à tous les défis d’aujourd’hui, à cette volonté parfois perverse de détruire les réputations, à ce besoin aussi de justice et de vérité qui ne tolère plus la moindre ombre dans les lumières qui éblouissent depuis trop longtemps ?
Si tout ce qui a été révélé ces dernières semaines sur le comportement intime de l’abbé Pierre, ses agressions sexuelles, son exploitation honteuse à des fins personnelles de la dépendance et de la précarité de certaines femmes, s’avère vrai, il s’agit d’actes ignominieux.
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L’abbé Pierre est décédé en 2007.
Tous ceux qui ont eu connaissance de ses turpitudes de son vivant mais se sont tus par admiration pour son œuvre ou par crainte du scandale ont eu tort. Rien n’est plus important, dans tout secteur où des transgressions sont commises, que d’avoir le courage de les dénoncer. Le silence est coupable, il permet aux victimes de se multiplier et donne à l’accusé la déplorable certitude de son impunité.
Si la hiérarchie catholique, dont trop d’exemples ont montré que devant l’intolérable elle a plus tendance à fermer les yeux qu’à ouvrir le cœur, n’avait pas ignoré les agissements de l’abbé Pierre et qu’elle s’est abstenue d’en tirer les conséquences internes et juridiques, ce serait une pierre de plus jetée dans le jardin d’un catholicisme qui défend trop peu et mal ce qu’il y a de meilleur en lui et cache le pire qui peut surgir en lui. Si l’Église était informée et laissait faire – un abbé Pierre imparfait valait mieux qu’un abbé Pierre révélé – elle ne mérite pas la moindre indulgence. Il y a assez de ces institutions qui cherchent à faire passer leur lâcheté pour de la sagesse.
Mais pour l’abbé Pierre lui-même ?
S’il était jugé aujourd’hui, je sais, en tant que procureur, ce que je dirais, en demandant sa condamnation tout en essayant d’expliquer son comportement.
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Si j’étais son avocat, je m’efforcerais de lui proposer un argumentaire sans complaisance pour ses actes mais capable d’en expliquer les motivations. Avec une infinie délicatesse : il aurait été hors de question d’offenser les victimes.
Je présenterais le lien entre une approche structurelle – les excès d’une nature débridée, trop riche, trop impulsive – et une analyse conjoncturelle. A ce niveau, j’insisterais sur les dangers d’une telle personnalité engagée dans le siècle, insérée dans une lutte contre la pauvreté et la détresse sociale, animée des sentiments les plus généreux, d’un authentique désir d’assistance et de solidarité, d’une réelle indignation face au piétinement. La relation d’un tel être avec les occasions de faiblesse, de fragilité, de déviation et d’infractions provoquées par sa mission même a malheureusement provoqué ce qui semble lui être légitimement reproché. Et qui pour être rétrospectif reste odieux, et répétitif.
Néanmoins, l’abbé Pierre, aujourd’hui encore, reste l’abbé Pierre dans sa meilleure personnalité.
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De la même manière que tous les artistes, comédiens, acteurs inculpés ou intouchables grâce à la prescription demeurent, au regard de leur excellence, ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être.
L’abbé Pierre, pas plus que Gérard Depardieu par exemple, n’est entièrement sombré dans la zone obscure de lui-même.
Heureusement, il y a toujours l’autre.
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