Les jeunes Kanaks sont en première ligne dans les émeutes qui secouent l’archipel depuis la mi-mai. Leur mobilisation, qu’ils entendent poursuivre, a également été motivée par les inégalités économiques dont ils sont victimes.
« Baissez votre fenêtre ! Qui es-tu ? » Dans le quartier populaire de Rivière-Salée, à Nouméa, personne n’a pas franchi le barrage sans avoir révélé son identité à Arona Teno. Latte de bois dans une main, talkie-walkie dans l’autre, ce Kanak de 24 ans se déplace à sa manière en ce 23 mai. «Toi, ça va. Vous passez », siffle-t-il à un automobiliste qui appuie vivement sur l’accélérateur. Sa voiture doit monter sur le trottoir pour contourner un frigo brûlé.
Avant le vote de dégel du corps électoral du 13 mai qui a conduit à des émeutes en Nouvelle-Calédoniele jeune homme aux longs cheveux tressés était « un gars tranquille ». Il a effectué une série de petits boulots : « maçonnerie », « plomberie », « travaux en tout genre »… LE « Lundi étincelle »il a écrit ce texte à un ami : « Allez, toi aussi. Si on ne bouge pas, les Kanaks, nous sommes morts.» Arona Teno soulève sa capuche et remarque : « Avez-vous vu les alentours ? Ce sont juste des jeunes. C’est nous qui avons sonné l’alarme cette fois-ci. » A ce carrefour, comme aux autres barrages, La jeunesse kanak est en première ligne. Vingt ans en moyenne, peut-être vingt-cinq, mais rarement plus.
À cette intersection, un drapeau Kanaky effiloché attrape le vent au-dessus d’une tente de fortune. Jibril suggère de s’asseoir sur une canette. Il a eu 18 ans trois jours avant « actions de défense », comme il les décrit. Le lycéen n’est membre d’aucun parti politique. Elle est née en 2006, huit ans après les accords de Nouméa, et dix-huit ans après ceux de Matignon. « Nos vieux ont fait ce qu’ils ont pu pour nous libérer de la France, commente-t-il. Mais nous avons assez attendu. Maintenant, c’est notre tour, c’est le temps des jeunes.» Sa voix aiguë est étouffée sous son masque blanc.
Dans les locaux de l’Union Calédonienneà Nouméa, nous préférons le dire doucement, mais nous le pensons avec beaucoup de force. « Oui, nous aidons à un putsch générationnel, admet un cadre du pprincipal parti indépendantiste de Nouvelle-Calédonie. Nous ne voulions pas voir ces jeunes. Enfin oui. Nous les avons cru avec nous. Ils sont avec nous, mais jusqu’à une certaine limite. »
« Comme pour tout parti politique, il y a une sorte de méfiance aujourd’hui. Parce que nous n’avons rien gagné. Parce qu’ils sont les mêmes dirigeants depuis 35 ans. »
Membre de l’Union Calédoniennesur franceinfo
Sur le terrain par ailleurs, les membres de la CCAT (Unité de Coordination des Actions de Terrain) ne sont pas toujours les bienvenus. « Le statut de référent n’ouvre pas si facilement les portes », murmure Jean*, qui roule à vive allure au volant de sa Jeep blanche. Ce 22 mai, il doit « négocier » accéder pendant quelques minutes à un point de blocage situé dans le Quartier Ducos, cœur économique de la capitale calédonienne. De retour au quartier général, il finit par l’admettre : « Certains jeunes nous reprochent, à nous les dirigeants, de ne pas être assez efficaces. J.Je peux vous montrer un tas de profils sur Facebook qui expriment de la haine contre les dirigeants. Ce sont des messages basés sur : ‘Nous allons vous tuer’. »
Christine, membre de longue date de l’Union Calédonienne, lève les yeux au ciel. « MoiMes enfants sont plus radicalisés que moi. Je l’ai revu lors du vote à l’Assemblée nationale du texte sur le dégel du corps électoral. Mon fils est professeur de sport. Je ne l’ai pas reconnu dans ses messages. » Un échange révélateur :
– « Maman, arrête. Maintenant, nous brûlons tout.
– Non, mon fils, non. Ce n’est pas l’instruction de nos dirigeants.
– Non maman, ce n’est pas ta consigne. Mais vos instructions ne sont pas les nôtres. Vous êtes trop lents, les gars. »
Christine se souvient avoir été « surprendre » voir autant de jeunes visages à la mi-avril, à l’occasion de la grande manifestation pour et contre l’élargissement du corps électoral. «C’était ma première mobilisationconfie Colette. J’étais venu à pied à Nouméa avec plusieurs amis car les transports étaient arrêtés. Nous avons marché pendant une heure et demie. Un mois plus tard, cigarette à la bouche, la jeune femme se tient debout sur un barrage du quartier de la Vallée-du-Tir, l’un des plus pauvres de la ville.
Il y a également eu des signes avant-coureurs. Pour les voir, décollez simplement le feuilles de présence aux deux premiers référendums d’autodétermination, en 2018 et 2020 : lesLes jeunes ont été largement mobilisés. « Ils se sont déplacés en masse pd’exprimer leur sentiment d’identité et leur appartenance communautaire car la question posée venait de l’État français, décrypté Samuel Gorohouna, maître de conférences en économie à l’Université de Nouvelle-Calédonie. Mais paradoxalement, ces Les mêmes jeunes ne se mobilisent pas pour les élections provinciales qui sont pourtant le rendez-vous où sont élus les dirigeants, et notamment les indépendantistes. »
« Je ne m’intéresse pas à euxconfirme Sala, 20 ans, étudiante infirmière originaire de l’île de Lifou. Que Depuis vingt-cinq ans nos vieux nous parlent de projets d’indépendance, mais qu’avons-nous gagné ? ÔIl est toujours dans le même bateau. » Aucun de ses proches ne travaille. « MMême les jeunes qui partent étudier en métropole ne trouvent rien. Ils reviennent avec des diplômes mais se retrouvent aussi au chômage. Nous pouvons nous sentir comme des étrangers dans notre propre maison. »
Les inégalités entre les Kanaks et le reste de la population calédonienne persistent, à commencer par l’accès à l’emploi. En 2020, le taux de chômage des Kanaks s’élevait à 19,7%, « soit 6 points au-dessus de celui de l’ensemble de la population »a alors rapporté le gouvernement de Nouvelle-Calédonie. « Les Kanaks, généralement moins qualifiés que les autres communautés, restent minoritaires dans l’emploi, analysé l’Isee en 2022. Mais les écarts persistent même à niveau de diplôme équivalent. De plus, ils occupent des emplois avec moins de responsabilités ou plus de précarité et sont davantage touchés par les situations de chômage. »
« Il y a eu des progrès, mais ils ont stagné à partir de 2009, observe Samuel Gorohouna. La réforme constitutionnelle portant dégel du code électoral s’inscrit dans ce contexte de tensions économiques. «La crainte pour les Kanaks, c’est qu’ils soient encore plus mis à l’écart, qu’ils soient encore plus en retard sur tout le monde. Le sentiment d’injustice sociale est fort.
Dans une impasse du quartier Ducos, des odeurs de viande grillée s’élèvent d’un caddie qui fait office de barbecue. Dans l’herbe, des connexions électriques sauvages serpentent à mesure que vous avancez plus profondément. Paul, toiUn bermuda extra-large, un tee-shirt gris qui arrive jusqu’aux genoux, passe le temps, assis sur une chaise en plastique devant sa cabane en tôle. « Il faut terminer le travail commencé par les anciens »scande le plombier-solariste de trente ans à la barbe de trois jours.
Son discours est clair. « Nous ne luttons pas contre le peuple français, nous n’avons rien contre la France. Nous luttons contre son système. Petit à petit, la France doit nous lâcher les mains. La France doit accepter de décoloniser la Nouvelle-Calédonie. C’est prévu dans les textes, tenez cet engagement. » Pendant qu’il parlele 23 mai, Emmanuel Macron est en visite au « Caillou », au Haut-commissariat de la République. «Je n’écoute pas le président. Il ne nous respecte pas, je ne le respecte pas »Paul décide.
« Il n’y a pas de retour en arrière. Plusieurs de nos frères sont morts ces dernières semaines. Ils ont dû mourir pour quelque chose de bien plus grand. »
Sur un rond-point de Païta, une banderole entoure des arbres, avec ce message peint dessus : « Hommage aux martyrs kanak de 2024 tombés sous les balles des milices et de l’Etat français ». Une formule qui rappelle les « événements », comme appellent les Calédoniens le conflit sanglant, entre indépendantistes et loyalistes, dans les années 1980. « Les vieux qui ont vécu ces années nous disent aujourd’hui qu’il faut baisser le drapeau blanc. Mais non, il ne faut pas abandonner. Nous continuerons notre combat jusqu’au bout. Nous n’allons pas abandonner. »» crie Paul, qui revendique le combat mené par la nouvelle génération.
Dans le dernier SMS qu’il a envoyé à franceinfo lundi, Arona Teno a assuré que le barrage qu’il tenait à Rivière-Salée avait été « attaque » deux fois par la police. Son quartier a finalement été repris vendredi par les gendarmes. Mais il reste néanmoins déterminé. « Ils peuvent nous éliminer, mais nous reviendrons.c’est le début de quelque chose. Vous verrez, nous sommes désormais inarrêtables. »
* Le prénom a été modifié à la demande de la personne concernée.