Qu’est-ce que le « cerveau humoral », ces fluides corporels qui nous gouvernent ?
Formulée par Hippocrate, le « père » de la médecine, la théorie humorale postulait que les différentes humeurs du corps – autrement dit les fluides qu’il contient – déterminent notre tempérament, notre état d’esprit. Selon la prédominance de l’une ou de l’autre, le caractère d’un individu était supposé être plutôt « sanguin » (au sens jovial, enthousiaste), « lymphatique » (flegmatique, calme), « bilieux » (c’est-à-dire colérique, lié à la bile produite par le foie) ou mélancolique (lié à la supposée bile noire de la rate). Des facteurs corporels, et notamment sanguins, avaient donc une influence sur l’état psychologique de l’individu.
En vigueur jusqu’au XVIIIe siècle, la théorie des humeurs a fini par céder sous les coups de boutoir des sciences expérimentales. Aujourd’hui, ces dernières attribuent au cerveau un rôle central dans la genèse de l’esprit, des émotions et de notre moi. Pourtant, des découvertes récentes réexaminent le pouvoir d’une des humeurs d’Hippocrate sur notre cerveau, notre esprit et notre comportement : le sang. Explications.
Le cerveau, un organe à part ?
Aujourd’hui, la théorie des humeurs n’a pas complètement disparu de notre quotidien. De nombreuses expressions en sont directement dérivées : « être de bonne ou de mauvaise humeur », avoir des « sautes d’humeur », « faire de la bile », avoir la « rate » (mot désignant à la fois un état de mélancolie et l’organe de la « rate » en anglais, qui selon Hippocrate sécrétait la bile noire responsable de la mélancolie)…
Mais une fois sortie du domaine linguistique, la théorie des humeurs est bel et bien morte et enterrée : elle n’est plus aujourd’hui considérée comme expliquant nos états d’esprit ou notre personnalité.
L’opinion dominante, partagée par de nombreux neurobiologistes, est que seul notre cerveau définit ce que nous sommes. C’est la façon dont nos neurones fonctionnent et se connectent entre eux, formant des réseaux responsables de nos capacités cognitives ou motrices, qui nous caractérise en tant qu’individu.
A ce titre, cet organe est souvent considéré comme à part, peu « à l’écoute » du reste du corps. Il est notamment isolé des pathogènes et toxines qui pourraient le menacer par la barrière hémato-encéphalique, sorte de filtre hautement sélectif qui contrôle les échanges entre le sang et le système nerveux central (cerveau et moelle épinière). Mais la réalité pourrait être sensiblement différente, comme le suggèrent certains résultats de recherche plus ou moins récents.
Un cerveau pas si isolé
En raison de la faible perméabilité de la paroi vasculaire cérébrale, les structures nerveuses ne sont que peu accessibles à la plupart des composés sanguins. Cependant, certains points de contact existent. Ainsi, au bord des ventricules cérébraux (les cavités internes du cerveau), au niveau des plexus choroïdes, le sang est filtré et transformé en un autre liquide, le liquide céphalo-rachidien.
Circulant au niveau de ces ventricules, ainsi que dans le canal central de la moelle épinière, et baignant les méninges, le liquide céphalo-rachidien peut facilement diffuser vers le tissu nerveux environnant et interagir avec lui. C’est donc en grande partie par lui que le sang impacte le cerveau.
De plus, une population de neurones sensoriels (que nous étudions en laboratoire) entre en contact direct avec le liquide céphalo-rachidien : ils détectent son contenu et s’activent lorsque celui-ci change, par exemple lors d’une infection du système nerveux.
Des études très anciennes ont montré qu’un état cérébral pouvait être transféré d’un animal à un autre via le liquide céphalo-rachidien. Par exemple, en transfusant ce liquide, prélevé sur un animal privé de sommeil, à une souris éveillée, celle-ci se retrouve immédiatement dans les bras de Morphée.
D’autres travaux ont également montré que la transfusion de liquide céphalo-rachidien d’un animal à jeun à un autre pouvait augmenter la faim et la prise alimentaire chez ce dernier. De plus, plus récemment, il a été montré que la transfusion de liquide céphalo-rachidien d’une jeune souris à une souris âgée améliorait sa mémoire. C’est également le cas pour la transfusion sanguine.
Cette dernière découverte n’est pas si surprenante, car au-delà du liquide céphalo-rachidien, le sang lui-même a des effets sur le fonctionnement du cerveau.
En 2011, une étude « de principe » (autrement dit « pionnière », dans le sens où il s’agit de la première étude de ce type) de l’université de Stanford a montré que la transfusion de sang ou de plasma (la fraction du sang débarrassée de ses cellules – globules rouges et globules blancs) d’une jeune souris à une vieille souris (dont les paramètres cérébraux sont en déclin), permet de « rajeunir » le cerveau de cette dernière et ainsi d’améliorer ses capacités d’apprentissage.
De même, plus récemment, la transfusion de sang de souris « coureuses » à des souris sédentaires stimule le cerveau de ces dernières, comme le ferait une activité physique. Comment le sang est-il capable de moduler le fonctionnement cérébral ?
Constituants neuroactifs
Plusieurs éléments présents dans le sang peuvent agir sur le cerveau. Parmi eux, certains constituants impliqués dans l’inflammation et l’immunité. Des chercheurs de l’Université de Virginie (États-Unis) ont montré que des substances antivirales (interférons) produites par certaines cellules immunitaires (lymphocytes T) sont capables d’agir sur les réseaux neuronaux et de favoriser certains comportements. Les souris déficientes en lymphocytes T ont des capacités d’apprentissage dégradées, et sont beaucoup moins sociables.
De plus, nous savons que les substances inflammatoires du sang, qui pendant la maladie provoquent de la fièvre et un manque d’énergie, peuvent altérer la plasticité cérébrale et nos capacités cognitives, comme cela a été observé dans de nombreux cas d’infection par le coronavirus SARS-CoV-2, responsable de la pandémie de Covid-19.
Cependant, avec l’âge, ces substances inflammatoires s’accumulent dans le sang en fonction de notre état de santé et de notre mode de vie ; elles contribuent ainsi à l’altération des fonctions cognitives et favorisent les pathologies neurodégénératives. Ces substances inflammatoires, en diffusant à travers les vaisseaux, interviennent également dans l’état dépressif en exerçant une action inhibitrice sur les centres nerveux contrôlant la motivation.
Mais d’où viennent-elles ? Clin d’œil à la théorie humorale, elles sont sécrétées par notre principal organe immunitaire… la rate !
D’autres substances neuroactives de type hormonal sont sécrétées dans le sang, non seulement par les glandes hormonales, mais aussi par la plupart des autres organes (viscères, muscles, os, etc.). Ces composés endocriniens (substances sécrétées puis transportées dans le sang, qui agissent sur un tissu autre que leur tissu d’origine) modulent également nos réseaux nerveux.
Par exemple, l’activité physique déclenche la libération de diverses substances (myokines et hépatokines) par les muscles et le foie, qui ont une action neurostimulante, neuroplastique et même antidépressive.
D’autres hormones plus classiques, comme les œstrogènes, peuvent également exercer une action neurodopante sur le cerveau et favoriser l’apprentissage. Certaines hormones contrôlent également notre comportement, comme cela a été démontré pour le comportement parental.
Si une souris enceinte, dont le cerveau est inondé d’hormones produites par le placenta (œstrogènes/progestérone), est placée dans la cage d’un nouveau-né, la future mère s’en chargera et le maternera. Cela n’arrive pas si l’action des œstrogènes a été empêchée au préalable (ou si la souris est vierge). Les pères ne sont pas en reste : selon une étude sur les souris des sables (Peromyscus maniculatus): une hormone progestative produite par les glandes surrénales transforme les mâles en véritables « papas poules » !
Bien que ces résultats ne puissent pas être directement extrapolés à l’humain, cette dernière hormone n’étant a priori pas produite par les glandes surrénales de l’humain, il est intéressant de noter qu’une hormone progestative similaire à celle de la souris des sables (l’allo-prégnanolone) est déjà utilisée chez la femme pour traiter la dépression post-partum.
Il semble donc que le cerveau ne détermine pas à lui seul le fonctionnement cérébral et l’état mental. N’étant pas complètement isolé du reste du corps, il est influencé par de multiples composantes, notamment le sang. Une observation qui aurait peut-être un peu consolé Hippocrate…