Frédéric Bordage reconnaît volontiers que les chiffres publiés le 15 août sur le site GreenIT, le collectif d’experts en sobriété numérique et en numérique responsable qu’il a fondé en 2004, ne sont qu’une estimation relativement approximative de l’impact environnemental de l’IA en Europe. Et pour cause, les acteurs du secteur ne communiquent pas sur les ressources de calcul qu’ils mobilisent pour collecter des données, entraîner l’IA et faire tourner leurs moteurs d’inférence.
C’est donc en compilant plusieurs études, et en appliquant une règle de trois dont la pertinence a été confirmée par des analyses de sensibilité, que GreenIT est parvenu à ces chiffres. L’IA mobiliserait en effet 3 à 5 % des capacités de calcul et de stockage des data centers, et de leur consommation énergétique. Ce ratio a donc été appliqué aux impacts environnementaux du numérique en Europe, tel que Green IT l’avait mesuré à l’aide d’une analyse du cycle de vie (ACV) prenant en compte toutes les étapes, de la fabrication à la fin de vie en passant par l’utilisation, dans une étude de décembre 2021.
Au-delà du seul impact climatique
Mais l’intérêt principal de cette publication ne réside pas dans l’exactitude des chiffres, qui, en l’absence de données fiables, ne représentent qu’un ordre de grandeur.
» Basé sur une analyse du cycle de vie et à travers le prisme des limites planétaires*ils démontrent qu’au-delà des émissions de gaz à effet de serre liées à la consommation d’énergie, cet impact se traduit également par l’épuisement des ressources matérielles non renouvelables et fossiles (dites abiotiques) et par des rayonnements ionisants, qui constituent un impact sanitaire potentiel sur les écosystèmes et la santé humaine. » souligne Frédéric Bordage.
Loin d’être anecdotique, puisqu’il représente près de 3,7 millions de tonnes de CO2 par an à l’échelle européenne, l’impact climatique de l’IA, de loin le plus discuté, n’est pourtant pas le plus important. Ramené aux limites planétaires (ou au budget soutenable annuel de chaque Français pour chaque matière), il représente 11 % de l’impact total, contre 52 % pour l’épuisement des ressources.
Si certains s’inquiètent à juste titre d’un manque d’électricité pour répondre aux besoins de l’IA (qui devraient croître de 20 à 25 % par an dans les années à venir), Frédéric Bordage estime que « la fin du numérique en général et de l’IA en particulier est programmée « , car il ne nous reste que quelques décennies de réserves rentables. De plus, en raison de l’enchevêtrement moléculaire entre une quarantaine de métaux dans un smartphone par exemple, les processus de recyclage sont trop coûteux d’un point de vue économique et environnemental. » Le recyclage n’est pas une solution « , conclut-il.
Les vertus d’un Eco-score
Pour revenir à l’IA, il prône la mise en place d’un Eco-score basé sur le modèle Nutri-Score pour les produits alimentaires, ou le diagnostic de performance énergétique (DPE) pour les bâtiments. Un tel outil contribuerait à créer une base d’informations à destination du grand public qui permettrait à l’utilisateur d’arbitrer avant de recourir à l’IA. Par exemple, pour une requête en ligne, dont l’Agence internationale de l’énergie estime qu’elle est dix fois plus énergivore en utilisant l’IA qu’un simple moteur de recherche. Cet affichage susciterait l’émulation chez les acteurs économiques du secteur, les incitant à rendre leurs processus de plus en plus sobres… et, en fin de comptepermettrait au législateur d’imposer des normes contraignantes. Comme il l’a fait en interdisant progressivement la location des logements les moins bien isolés. »
D’autant plus qu’il existe une marge de manœuvre pour rendre l’IA plus responsable. Frédéric Bordage affirme : » Nous pouvons envisager plusieurs voies de slow-tech – une combinaison de low-tech et de high-tech – dans lesquelles l’IA ne serait qu’une brique de la solution.. » Et de citer l’exemple de la détection du cancer, pour laquelle il a été prouvé que certains chiens sont particulièrement efficaces. Plutôt que de tout confier à l’IA, il serait tout à fait possible de l’utiliser en complément du chien en cas de doute. Ou encore des microprocesseurs moins sophistiqués, mais tout à fait suffisants pour certains usages, et consommant jusqu’à 100 fois moins d’énergie.
La Commission européenne à mi-chemin
Ce projet d’Eco-score fait déjà l’objet depuis plusieurs années d’une recommandation de la Commission Européenne qui pousse à un indicateur calculé à partir d’une ACV conformément à la méthode PEF (empreinte environnementale du produit).
En l’absence de directive rendant cet Eco-score obligatoire, la France a néanmoins pris les devants. De la loi climat à la loi REEN (visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique), plusieurs textes prévoient un affichage environnemental à court terme. Il est même déjà mis en œuvre par les opérateurs téléphoniques et les fournisseurs d’accès internet sur leurs factures dans le cadre de la loi AGEC.
» Il y a un réel besoin de données primaires communiquées par les acteurs de la filière afin de pouvoir identifier clairement et objectivement les leviers d’action vers une IA plus durable »insiste Frédéric Bordage.
Et surtout, diffuser au public des informations fiables, capables de créer les bases d’un véritable débat public sur les applications pour lesquelles l’IA est réellement pertinente… et l’allocation que nous souhaitons pour les réserves de ressources naturelles qui nous restent.
*Correspondant aux neuf grands processus impliqués dans le fonctionnement du « système Terre » (climat, biodiversité, forêts, eau douce, acidification des océans, cycles de l’azote et du phosphate, pollution chimique, aérosols émis dans l’atmosphère, couche d’ozone), dont six sont déjà dépassés.