« J’aime la République, je la soutiens, la République des principes, non pas cette Marianne au-dessus de vous, austère, mais cette République très belle et souriante, celle de l’école de mon grand-père au fin fond du Limousin, cette République qui parfois tombe mais qui a un principe et en particulier, qui ne condamne pas pour des actes non commis. » Ces mots poignants sont ceux que je garde en mémoire de l’avocat Henri Leclerc, prononcés le 8 novembre 2018 devant le tribunal correctionnel de Gap, il y a bientôt six ans. Ils s’adressent à la cour au sommet de laquelle trône une Marianne en plâtre.
Quelques mois plus tôt, des militants de Génération Identitaire, mouvement d’extrême droite dissous en 2021, avaient investi le col de l’Échelle, s’érigeant en « Défenseurs de l’Europe »Les militants solidaires ont manifesté leur colère en réaction à cette intrusion, bafouant les valeurs universelles qu’ils prônent avec courage et vivacité. Ils ont été accusés d’avoir facilité l’entrée en France de personnes exilées, lors d’une manifestation partie d’Italie pour rejoindre la France. La justice a choisi de les poursuivre. Nous étions alors plusieurs robes noires à défendre les « 7 de Briançon », un groupe de militants poursuivis pour le scandaleux « délit de solidarité », en raison de leurs actions et engagements solidaires à la frontière franco-italienne. Henri Leclerc pesait ce jour-là de toute sa présence sur notre banc, qui pesait difficilement sur toute son histoire.
L’audience a été particulièrement longue, souvent tendue, et nos plaidoiries ont débuté vers 22h30. Les corps et les esprits sont mis à rude épreuve, à commencer peut-être par ceux des plus jeunes. Nous avons demandé une courte pause malgré l’heure tardive, avant de commencer nos plaidoiries. Conformément à l’usage, Henri Leclerc a été le dernier à plaider. Cinq plaideurs, dont moi-même, s’étaient auparavant relayés pour tenter de neutraliser l’accusation et de la pousser dans ses derniers retranchements. Nous plaidons avant tout pour ceux que nous représentons, mais aussi contre une infraction, qui selon nous n’a absolument aucune raison d’être. C’est une audience unique où, dans l’espace d’une journée, tout s’entremêle : le juridique, le politique et l’humain. Si elle ne devrait pas avoir lieu, car elle est l’expression d’une criminalisation du militantisme, c’est une expérience unique, avec toute l’intensité qui va avec, surtout quand on est animé par la passion de son métier. Les plaidoiries collectives sont souvent de belles partitions et la tâche du dernier plaideur, qui doit maintenir l’attention tout en évitant les répétitions, est certainement la plus ardue.
Tout au long de cette audience, Henri Leclerc, alors âgé de 84 ans, s’est montré extrêmement attentif aux débats, réagissant par une parole mêlant douceur et autorité. Je n’ai pas résisté à la tentation de l’observer de très près. J’avais alors 28 ans et avais une curiosité dévorante pour l’homme assis à côté de moi, sur le même banc. Un immense respect qui ne m’a cependant pas empêché de vivre l’instant à ma manière. J’avais prêté serment quelques années plus tôt et, comme tant d’autres, je le considérais comme un modèle dont je découvrais en détail l’incroyable parcours dans l’autobiographie « La Parole et l’action : Mémoires d’un avocat militant » : la guerre d’Algérie, la lutte contre la peine de mort… C’est tout simplement vertigineux d’être assis à côté d’un morceau d’Histoire, comme un chemin étrangement venu du passé pour nous guider mais qui est bien présent et actuel. Un chemin que l’Histoire, vous le savez, aura du mal à reproduire, face aux embûches de la modernité matérialiste et de sa toujours trop grande immédiateté. Notre profession manque malheureusement de tels personnages.
Au cours de cette audience, je me suis surpris à imaginer la difficulté qu’un magistrat pourrait avoir à contredire Henri Leclerc, c’est comme un affront à une histoire qui continue de se dérouler devant vous, comme si vous entraviez le cours. Sans compter qu’il faut atteindre l’excellence dans la répartie pour conserver sa crédibilité. Comment rivaliser à l’oral avec près d’un siècle d’Histoire, incarnation de toutes les batailles ?
Il est 1h10 du matin et Henri Leclerc commence à se lever pour plaider. Il déclare qu’il est « un peu fatigué et un peu las »… Pourtant, rien ne trahit cette fatigue ni cette lassitude. J’apprécie la chance incroyable qui m’est donnée d’être témoin de ce moment. C’est une plaidoirie magistrale dénonçant le raisonnement de l’accusation qui, selon lui, a construit une bande organisée fictive, car elle n’avait aucune preuve concernant la véracité des faits reprochés. Il y a le droit, la force, l’énergie, l’humanité… C’est une plaidoirie qui vous inflige une émotion comme une gifle. C’est un ancêtre qui vous renvoie à votre propre sénilité intellectuelle. J’en garde précieusement le souvenir. C’est la plus belle des richesses, celle de la vertu humaine immatérielle. Selon lui, les « 7 de Briançon » se souviennent de l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui devait fêter dans un mois son 68e anniversaire, et selon lequel : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » « Les 7 accusés n’ont rien fait d’autre ». Tout a été dit. C’était Henri Leclerc. Nous le respections, nous l’aimions. Son héritage militant nous oblige.
Avant de partir, une dernière chose…
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