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Projet Monasphère : Comment un collectif citoyen a gagné contre le plan Périclès de Pierre-Édouard Stérin

L’Île-Bouchard (Indre-et-Loire), envoyé spécial.

Face au château ayant appartenu à Nana Mouskouri, puis à un sulfureux oligarque occultiste décédé après avoir annoncé sa candidature à la présidence en Russie il y a une dizaine d’années, tournez à gauche. Voilà : vous longez la rue de la Vallée-aux-Nains. Au bout de la route, après le rutilant lotissement de la gendarmerie – elle vient d’emménager –, vous tombez sur un lieu-dit Le Meslier. Un nom qui ne renvoie sans doute pas à une figure immergée des Lumières – l’abbé Jean Meslier, auteur d’un pamphlet anticlérical préfigurant une forme de communisme agraire, publié bien après sa mort par Voltaire – mais plutôt à un néflier, en vieux français. C’est ici, à une centaine de mètres du sabre, qu’aurait pu se trouver le goupillon d’eau bénite… Puis, non : des repères des géomètres, il ne reste qu’un petit trou, ou deux, entouré de traces fluorescentes. Et la vaste parcelle était rendue à l’état sauvage.

Tout était dessiné, planifié et même nommé. Le Clos Saint-Gabriel, un hameau de 17 maisons, avait été présenté comme modèle à vendre – à un prix bien supérieur au prix moyen du mètre carré – sur la Toile. L’Île-Bouchard (Indre-et-Loire) n’avait pas été choisie au hasard : quatre jeunes filles du coin affirmaient, en décembre 1947, dans une France au bord de la guerre civile, avoir vu et entendu la Vierge Marie, et ces « apparitions » sont aujourd’hui exploitées à plein régime par la Communauté de l’Emmanuel, une frange très conservatrice de l’Eglise née du renouveau charismatique, qui tisse sa toile, de legs en legs, depuis les années 1990, dans la ville et ses environs.

Aux portes de Saint-Maurice, le quartier de la rive gauche de la Vienne, sur ces herbes folles et ces pierres, Monasphère, une start-up immobilière financée via sa holding personnelle par le milliardaire français Pierre-Édouard Stérin, a voulu poser sa première pierre en 2022. Et sur cette pierre, bâtir son empire immobilier. « partout en France, à proximité des lieux spirituels chrétiens ». Avec la promesse faite à ses clients de « voisinage fraternel avec d’autres familles chrétiennes ». À L’Île-Bouchard, le désert a, deux ans plus tard, englouti ce qui s’est autoproclamé « oasis spirituelle à la campagne ».

« Les citoyens ont des ressources »

Dans ce dossier, derrière un argument purement technique – le permis de construire a finalement été refusé faute d’accès pour les pompiers – le grain de sable décisif aura indéniablement été le collectif citoyen qui, une fois le projet connu, a mobilisé une partie des habitants de cette commune de 1 600 âmes. Cet été 2024, certains de ses leaders viennent de publier un livre relatant la mobilisation contre ce lotissement séparatiste1.

 » Humanité  » a révélé en juillet le plan Périclès de Pierre-Édouard Stérin, qui mettait 150 millions d’euros sur la table pour installer l’extrême droite au pouvoir et lutter dans les esprits comme dans les urnes contre le « laïcité agressive » et le « wokéisme », Pour « Anthropologie chrétienne » et le « préférence nationale » (lire notre édition du 19 juillet 2024). Monasphère fait en quelque sorte partie de sa préhistoire, tout comme les activités de philanthropie à travers le mouvement dit du Bien Commun. Mais à L’Île-Bouchard, on sait maintenant qu’on peut contrecarrer de telles actions…

Préparé dans l’ombre depuis des mois, le projet immobilier de Monasphère dans la petite ville à quelques dizaines de kilomètres de Tours n’a pas fait long feu… Une énième victime de l’effet Dracula, en somme. Dynamique professeure d’allemand à la retraite et figure associative de L’Île-Bouchard, où elle est installée depuis 1967, Betty Delavenna est tombée de sa chaise lorsqu’elle a découvert, début janvier 2022, dans la presse locale l’existence du projet de quartier catholique de L’Île-Bouchard. « J’étais abasourdi », elle dit aujourd’hui.

En quelques semaines, un collectif s’est formé, et ce sont ses dirigeants qui ont convoqué une réunion publique. « Il y avait 150 participants dans la salle des fêtes, c’est énorme ici », Elle ajoute. Le même jour, une rumeur circule sur l’abandon du projet; elle sera confirmée peu après. « Cela montre que les citoyens ont des ressources, qu’ils sont capables de réagir aux menaces qui pèsent sur notre modèle social », témoigne Didier Vanhoutte, fondateur dans les années 1980 – pour la défense de l’école publique – de l’association Chrétiens pour une Église libre d’écoles confessionnelles (Cedec).

L’ultraconservateur Rod Dreher comme source d’inspiration

Au moment du scandale qui a rapidement éclaté dans les médias nationaux, les dirigeants de la Communauté de l’Emmanuel, propriétaire du terrain sur lequel le hameau chrétien a failli être construit, ont nié toute intervention. C’est le propriétaire du supermarché local qui a revendiqué les contacts avec le promoteur, les affirmant comme faisant partie de la « revitalisation » du territoire.

Face au tollé, les représentants de Monasphère tentent de banaliser leur démarche, affirmant qu’ils ne vérifieront pas si leurs clients sont chrétiens et s’ils font le signe de croix lors des offices du dimanche.. « Nous avons un enseignement catholique ouvert à tous qui reste un enseignement catholique, c’est la même chose avec le Clos Saint-Gabriel », ils se disputent ensuite.

Dans la phase précédente, où ils faisaient une publicité plus clandestine destinée aux milieux catholiques, les promoteurs étaient plus explicites. « À la genèse de cette approche, il y a la volonté de remettre Dieu au cœur de nos systèmes humains à une échelle suffisamment petite pour s’inscrire dans une approche réaliste, expliquait par exemple en juin 2021 Damien Thomas, cofondateur de la start-up, dans le bulletin des traditionalistes de Notre-Dame-de-Chrétienté. C’est du réseau résultant d’une constellation de dynamiques locales que naissent les nations ou les civilisations.

Parmi les inspirateurs idéologiques de la start-up française, un personnage se distingue : Rod Dreher, ultraconservateur très influent aux États-Unis et admirateur de Viktor Orban en Hongrie, qui œuvre, à travers des articles et des essais, à radicaliser la lutte contre ce qu’il appelle une « déchristianisation » de l’Occident. Selon lui, l’idée « ingénieux » des Français permettraient « créer de petites communautés dans lesquelles des chrétiens engagés pourraient vivre l’Évangile de manière radicale ».

Projets « dormir »

Hélas ! Après son échec en Touraine, Monasphère, qui n’a pas répondu aux sollicitations de Magazine « Humanité » « , semble fermé aujourd’hui. Les derniers comptes publiés montrent un chiffre d’affaires quasi nul. Son site Internet demeure toutefois accessible, et bien que le site de L’Île-Bouchard ait été retiré de la liste des « sanctuaires » disponibles, d’autres hauts lieux tenus par des communautés catholiques parmi les plus réactionnaires restent sur le marché : de la congrégation de Fontgombault (Indre) à l’Institut du Christ Roi Souverain Prêtre et au monastère de Solignac (Haute-Vienne), en passant par l’abbaye de Lagrasse (Aude). Mais, selon certains des évêques qui apparaissent toujours en bonne place sur la page web de la start-up, les projets seraient « en sommeil ». « Cette entreprise n’est plus en activité », ainsi l’affirmait, non sans regret, en avril dernier Mgr Pierre-Antoine Bozo, évêque de Limoges.

À L’Île-Bouchard, les membres du collectif gardent les yeux grands ouverts. « Il ne reste que 2% de catholiques pratiquants dans notre pays, soutient Didier Vanhoutte. Mais le Plan Périclès de Stérin, par exemple, démontre que les intrigues visant à rechristianiser la France et à rétablir l’Église telle qu’elle était, avec ses visées les plus rétrogrades, n’ont pas du tout disparu…

Infirmier à l’hôpital de Chinon et président de l’Association laïque bouchardaise (ALB) qui a pris le relais du collectif, Jean-François Bézard décrit l’ambiance dans la ville autour du 15 août, à l’occasion des festivités organisées pour l’Assomption par la Communauté de l’Emmanuel : des petits groupes qui, en plein jour, banderoles et hymnes catholiques au vent, font des cortèges pirates, en famille, avec les hommes entre eux et les femmes derrière, avec les gamins… « Ce sont de vraies prières de rue, mais elles passent discrètement, constate-t-il. Imaginez le scandale si des musulmans se mettaient en tête de faire ça ! »

Influence religieuse à L’Île-Bouchard

Betty Delavenna continue de surveiller les signes, plus ou moins faibles, d’influence religieuse à L’Île-Bouchard. Ici, un discours de la première adjointe au maire qui fustige « théorie du genre ». Là, un artiste de « Rock chrétien » invité à la Fête de la Musique. Ou cette association qui, bénéficiaire de la dernière Nuit du Bien Commun de Tours – variante locale des manifestations caritatives bien ordonnées cofondées par Pierre-Édouard Stérin –, envisage d’installer une maison d’accueil pour adultes trisomiques à côté de l’église où sont vénérées les « apparitions » de 1947… Dans sa vitrine, la librairie religieuse de L’Île-Bouchard propose ses best-sellers : un pamphlet contre « idéologie transgenre »un théoricien du complot anti-vaccin, un manuel anti-avortement, une enquête sur la «préjugés anti-catholiques» concluant que l’Inquisition n’est pas « l’un des chapitres les plus sanglants de l’histoire occidentale »etc. Sur la porte, enfin, un flyer invitant les « Jours chouan » de Chiré-en-Montreuil (Vienne), où se retrouve chaque année, fin août, la crème des intégristes d’extrême droite français.

Mais c’est une autre histoire. Ou pas… Quelques mois après la bataille contre la section catholique, un « arbre de la laïcité » a été planté à L’Île-Bouchard. « C’est un ginkgo biloba, une espèce qui a survécu et qui bourgeonnait à Hiroshima un an après le bombardement atomique », glisse malicieusement Max Delavenna, le mari de Betty. Scié à Pâques 2023 – les auteurs du vandalisme n’ont pas été identifiés – il a fallu le replanter. Mais aujourd’hui, entre la route, la maison de retraite et la piscine transformée en skatepark, il tient bon… Un petit mot accroché aux branches par des écoliers donne la consigne : « N’y touche pas ! »

New Grb1

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides

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