Il faisait partie des favoris de cette édition 2024 du Prix Goncourt. La journaliste et écrivaine franco-algérienne a été choisie par le jury dès le premier tour, avec six voix, contre deux pour Hélène Gaudy, une pour Gaël Faye, vainqueur du Renaudotet un pour Sandrine Collette, a annoncé le président de l’Académie Goncourt, l’écrivain Philippe Claudel. Dans son communiqué, l’Académie évoque « un livre où le lyrisme rivalise avec la tragédie, et qui donne voix aux souffrances liées à une période sombre en Algérie, celle des femmes en particulier. Ce roman montre combien la littérature, dans sa haute liberté d’expression, auscultation du réel, de sa densité émotionnelle, trace à côté de l’histoire historique d’un peuple, un autre chemin de la mémoire.
L’annonce du résultat dans le rapport de Drouant et Fiona Moghaddam, avec la réaction de Kamel Daoud
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Avec seulement trois romans à son actif, Kamel Daoud était déjà un habitué du plus grand prix littéraire français. Son premier roman, Meursault, contre-enquêteune réécriture postcoloniale de L’étranger de Camus, lui vaut une place de finaliste au Goncourt 2014 puis le prix Goncourt du premier roman en 2015.
Une décennie plus tard, c’est avec ce roman de 400 pages, Hourispublié chez Gallimard, que l’écrivain et journaliste algérien, âgé de 54 ans, a été sacré. L’ouvrage se veut un témoignage historique, presque une contre-enquête fictive, de la guerre civile qui a fracturé l’Algérie dans les années 1990, opposant le gouvernement à différents groupes islamistes.
Un livre soumis au droit algérien pour le sujet qu’il évoque, car, comme l’écrit l’auteur dans son roman, il interdit toute mention dans un livre des événements sanglants de la « décennie noire », la guerre civile. entre pouvoir et islamistes entre 1992 et 2002. Les éditions Gallimard n’étaient pas non plus autorisées au Salon du livre d’Alger, du 6 au 16 novembre 2024.
Midis de la culture
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Un roman qui s’ouvre sur un « sourire »
La narratrice de ce roman, qui s’ouvre en 2018 à Oran, se présente, dès les premières lignes, avec son mutisme et son « sourire ». Si elle est muette c’est à cause de cette cicatrice, de ce sourire justement », sombre, rouge, palpitant comme une éventration. Il ne faut jamais mettre le doigt dessus et toujours désinfecter après l’avoir touché. Le « sourire » va d’une oreille à l’autre, c’est la marque du couteau, sa coupure dans ma chair. Une blessure de dix-sept centimètres, recousue.
Aube, la narratrice, porte cette blessure depuis l’âge de cinq ans, lorsque des katibas islamistes ont assassiné sa famille et tenté de leur trancher la gorge, lors du massacre de Had Chekala, le 31 décembre 1999. « la longue signature calligraphique de l’assassin qui ne l’a pas achevé, faute de temps » . Devenue muette, la voix à peine plus forte qu’un souffle rauque et inaudible, elle raconte son histoire et celle de son pays à sa fille qu’elle porte dans son ventre, et, à travers elle, au lecteur : « C’est laborieux de raconter une histoire à quelqu’un qui voit à peine ce pays derrière son ventre », Aube assure sa fille. « J’essaye de t’expliquer et je t’apparais, brumeux, comme une langue étrangère« .
Donner la parole au silence
Aube est peut-être muette, mais elle n’en est pas moins bavarde, comme le montrent bien les 400 pages de ce roman. Si elle parle seulement un peu « langue extérieure « , souvent assimilée à celle de l’Islam, dans laquelle on l’appelle Fajr, l’Aube a sa propre « langue intérieure » le langage de la résistance, de l’écrivain, dans lequel le narrateur et l’auteur se confondent.
A travers le récit de l’Aube, à travers son « sourire », Kamel Daoud dénonce avant tout le silence qui entoure encore aujourd’hui la sombre décennie qui a frappé l’Algérie. Car de 1992 à 2002, la guerre qui a opposé le gouvernement algérien et l’Armée nationale populaire à différents groupes islamistes a fait plus de 200 000 morts… avant que les lois d’amnistie ne permettent à plus de 6 000 islamistes de quitter le pays. maquis et regagner leurs foyers, malgré les exactions perpétrées. Au nom de la paix et de la cohésion nationale, les traumatismes sont passés sous silence et toute une population vit dans le non-dit. Le livre de Kamel Daoud commence par une épigraphe citant La Charte pour la paix et la réconciliation nationale du régime algérien, qui veille à ce que quiconque « instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne » risque la prison.
Ainsi l’auteur de ce roman a fait d’Aube, un jeune algérien de 26 ans, la trace indélébile d’un passé enfoui : « On ne peut pas effacer ton histoire, elle est écrite sur toi » me répétait ma mère. « Comme cette image m’a rendu fier ! Moi ? Un livre ? Mon corps représenterait-il un gros carnet, plein de secrets ? Une écriture pour que personne n’oublie ce qui s’est passé en dix ans en Algérie ? Sa cicatrice, la canule qui orne son cou, sont le témoignage disgracieux, la preuve d’une guerre dont personne ne souhaite se souvenir et pour laquelle aucun monument n’a été érigé, contrairement à la guerre d’indépendance algérienne. « Peut-être soupçonnent-ils que, par le trou de ma gorge, ce sont les centaines de milliers de morts de la guerre civile algérienne qui les regardent de haut. » assure ainsi Aube à sa fille, qui ne naîtra jamais…
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Sauvons les « houris »
Car, parallèlement à la guerre civile des années 1990, Kamel Daoud pointe aussi du doigt tout un système patriarcal. Dans cette histoire, Aube, enceinte, parle à son enfant enceinte. Elle a choisi d’avorter, malgré l’interdiction que cela représente en Algérie. « Crois-moi, petite-fille, je veux t’éviter d’être impliquée dans une histoire où tu ne seras qu’une femme, à peine plus importante qu’un de ces moutons », lui assure-t-elle. Dans un motif sans cesse répété, la narratrice a « son poisson bleu », « son Houri », qu’elle n’a pas. « l’assassine (seulement) pour la sauver », d’un « l’enfer à vivre quand on naît femme dans ce pays ».
Forte de ses stigmates, qui la protègent paradoxalement en la rendant invisible, Aube est une figure de femme forte, symbole – presque trop littéral – de ces femmes privées de voix dans une société qui n’en veut pas. A Oran, elle tient un salon de coiffure, un bastion où les femmes peuvent se préparer, et défier, un peu, la loi – du pays comme de Dieu – en résistant aux intimidations de l’Imam dont la mosquée s’y trouve. ‘de l’autre côté de la place. C’est « une guerre silencieuse entre mes houris et les houris de l’imam d’en face » entre le » vierges rafistolées » et ceux « que personne n’a jamais vu. »
Si le livre s’intitule « Houris », c’est justement parce que c’est le terme qui désigne, dans la foi musulmane, les vierges qui récompenseront les fidèles au paradis. « Comment puis-je soumettre mes grosses clientes, en proie aux feux de cuisine et aux détergents, aux cycles menstruels et aux cris de l’accouchement, comment en faire des houris valables ? Celles que Dieu décrit dans son Livre où nous, les femmes, sommes aux phrases citées » demande Aubé.
Un livre allégorique et politique
Dans cette histoire divisée en trois grandes parties (« La Voix », « Le Labyrinthe » et « Le Couteau »), Kamel Daoud confond parfois le lecteur, à force d’insérer des histoires les unes des autres. Entre allers-retours temporels et changements de narrateur (la deuxième partie de l’œuvre donne la voix à un deuxième personnage, Aïssa, une conductrice de camion qui retrouve dans l’Aube et son « sourire » la trace d’une guerre qu’il tente désespérément de résoudre. prouver l’existence), on se sent parfois un peu perdu et le style lyrique, s’il est puissant, s’éternise peut-être un peu en longueur. Restent néanmoins des allégories saisissantes, qui marquent la lecture.
Difficile cependant d’oublier que l’auteur du roman est journaliste, ayant écrit les chroniques du Quotidien d’Oran et du Point, tant son sujet est politique. Avec Houris, il livre une fiction de contre-enquête, pointant les errements du gouvernement algérien, les travers de la société algérienne à l’égard des femmes et la place inquiétante de l’Islam (l’auteur fait des « prophètes » et de leurs « moutons » un de ses leitmotivs).
Ces positions ne sont pas si surprenantes, compte tenu du parcours de Daoud. Ses critiques de l’Islam, notamment dans l’émission Nous ne sommes pas au lit en 2014, lui avait déjà valu d’être la cible d’une fatwa d’un imam salafiste.
Avec ce nouveau roman, Kamel Daoud a cette fois pris un double risque, non seulement en remettant en cause la place que l’Islam accorde à la femme, mais aussi en bravant les interdits du gouvernement algérien et les lois empêchant de débattre de la décennie noire. Des positions qui ont également valu à son éditeur, Gallimard, d’être exclu du salon du livre d’Alger en novembre dernier.