Montpellier (Hérault), envoyé spécial.
La grande salle du théâtre du Domaine d’Ô accueille, debout, les 14 élèves comédiens du Conservatoire National, dont il faut souligner la formidable énergie, la passion et le talent de cette troupe éphémère mais bien réelle. Pendant quatre heures, les spectateurs ont suivi, sans jamais s’arrêter, l’incroyable saga des Atrides, une famille dysfonctionnelle au possible, où l’on s’entretue de père en fils, de mère en fille, etc.
Parricides, matricides, infanticides, viols, trahisons, il faut avouer que les Atrides débordent d’imagination pour commettre leurs méfaits. La vengeance fait partie des traditions familiales et certains n’hésitent pas à provoquer des guerres… pour une simple affaire d’adultère.
Ainsi Ménélas, roi de Sparte, abandonné par Hélène, qui embarqua avec Paris, prince troyen, va déclencher la fameuse guerre de Troie. Mettant en jeu l’honneur de la famille, il tue son frère Agamemnon, roi de Mycènes, qui accepte de sacrifier sa fille Iphigénie pour plaire à la déesse Artémis et permettre à son armada de voguer vers Troie.
Des cadavres à tous les étages, des rivières de sang
Dix ans de siège, des cadavres à tous les étages, des rivières de sang, bref, personne ne sait très bien si la guerre de Troie a réellement eu lieu mais on nous en parle encore. Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende, n’est-ce pas ? On retrouve alors Homer, cahier et stylo à la main, dans la peau d’un reporter de guerre en train de faire son travail. Est-il à Troie, au Vietnam, en Afghanistan, dans les Balkans, en Syrie ou dans la bande de Gaza ?
Comme dans tout théâtre épique qui se respecte, la pièce débute par un prologue qui permet aux spectateurs modernes comme nous – et qui n’ont qu’un lointain souvenir des Atrides – de recontextualiser l’histoire. Un prologue où certains mots glissent, inconsciemment, à la manière de Pierre Repp.
Certes, Eschyle, Euripide, Sénèque, Sophocle, Racine et Giraudoux ont écrit sur le sujet et chacun avait sa propre interprétation des faits. Jean-François Sivadier s’est librement inspiré de tout ce matériau pour écrire et réaliser ce Portrait de famille, une histoire d’Atridesune saga à la fois terrible et aussi folle que les personnages qui la composent.
Formidable aventure théâtrale, l’écriture de Sivadier fait mouche, à chaque instant, à chaque ligne. Même si la guerre est omniprésente, en arrière-plan (et on pense à deux tableaux, l’origine du mondepar Courbet, et l’origine de la guerred’Orlan), le premier discours d’Agamemnon, qui se tient droit dans ses bottes, avec des relents de trémolos macroniens dans la forme comme dans le fond (« Tout le monde fait des erreurs/j’admets volontiers les miennes. » Je ne savais pas comment expliquer ma position/Quant à la situation de crise que nous traversons aujourd’hui”), est une entrée savoureuse. Sur un ton sentencieux et condescendant, chaque mot distille une mauvaise propagande militaire pour justifier l’intervention à Troie. Toute ressemblance avec l’actualité n’est que fortuite…
Une arme de résistance de masse : la comédie
Bref, si le drame est dans l’air, Sivadier le remet au travail pour mieux le dynamiter. Face aux discours anxiogènes, il oppose une arme massive de résistance, la comédie. Non pas pour nous divertir au sens trivial du terme mais pour insuffler du courage, de la force, donner du sens à l’humanité. Ses héros luttent dans la boue et le sang mais Sivadier réaffirme le pouvoir du théâtre pour que nous redevenions des êtres pensants.
Dans cette grande scène du Théâtre d’Ô qu’occupent vaillamment les comédiens, l’ingénieuse scénographie, créée par les étudiants des Arts Décoratifs de Paris, permet de multiplier à l’infini les espaces de jeu dans ces ruines aux lumières cendrées, tandis que le les choix musicaux – Prokofiev, Verdi, Les Animaux ou Rachid Taha – n’ont rien d’illustratif car ils font partie de la dramaturgie.
Ici, les miracles sont des tours créés de toutes pièces par des dieux égoïstes qui se prélassent sur le mont Olympe en buvant de l’ambroisie.
L’idée shakespearienne de l’arrivée d’une troupe d’amateurs venus rejouer l’histoire de cette famille devant les derniers survivants provoque des éclats de rire en cascade alors qu’Électre s’apprête à tuer Clytemnestre pour venger son père… On oscille constamment entre tragédie et comédie. Sivadier provoque des électrochocs salutaires, des flashbacks pour ne pas oublier l’Histoire, pour rompre avec ce sentiment de fatalité inéluctable où il faudrait choisir entre « l’histoire se répète » et la vague « fin de l’histoire ».
Ici, les miracles sont des tours créés de toutes pièces par des dieux égoïstes qui se prélassent sur le mont Olympe en buvant de l’ambroisie. Sivadier laisse aux acteurs, en l’occurrence Oreste, le soin de conclure : « J’abandonne mon rôle et je le dis sans crainte/Je débute aujourd’hui une carrière d’acteur/Vive la justice, vive le théâtre/Merci à tous et bonne soirée ! » »
Le Printemps des Comédiens réserve toujours d’heureuses surprises
Deux Tchekhov étaient également au programme de ces 1euh et le 2 juin. Sur l’autre riveune adaptation très lointaine de Platonov de Cyril Teste, ne nous a pas convaincu. Musique, écrans vidéo, brouhaha, les comédiens, entourés d’une trentaine d’invités amateurs, se débattent, épuisés, courant derrière on ne sait quoi, on ne sait qui. Les images projetées ne nous disent rien, on n’entend pas Platonov. Hélas…
Le Printemps des Acteurs réserve toujours d’heureuses surprises. Cette année cela nous a permis de découvrir une entreprise argentine qui présentait Gaviota (la Mouette), réalisé par Guillermo Cacace. En resserrant la pièce autour de cinq personnages, il ne trahit pas Tchekhov mais lui insuffle une puissance insoupçonnée qui contraste avec la simplicité du dispositif scénique.
Autour de cette table, il y a Arkadina, actrice de renom, Trigorin, son amant et écrivain mondain en déclin, Kostia, fils d’Arkadina et lui-même écrivain, Nina, son amante qui rêve de devenir actrice, et Masha, gouvernante. Le réalisateur a confié les rôles à cinq actrices.
Assis devant un micro aux côtés du public, ils joueront Gaviotaterrible histoire de désenchantement amoureux, avec les paroles de Tchekhov mais aussi les silences et les regards. Nous sommes totalement captivés par leur jeu, hypnotisés par cette tension palpable qui nous envahit. Nous travaillons avec eux, à leurs côtés. Un grand moment de théâtre.
Le Printemps des Comédiens se déroule jusqu’au 21 juin. Rens : springdescomediens.com
Visites : Une histoire des Atréides, du 18 au 29 septembre au Théâtre de la Commune, Aubervilliers. Puis, d’octobre à juin : Sainte-Maxime, La Rochelle, Poitiers ; Antony, Châtenay-Malabry, Béthune et, du 19 au 29 juin 2025, au Théâtre du Rond-Point à Paris.
Sur l’autre rive : du 27 septembre au 13 octobre, aux Amandiers de Nanterre. Puis, d’octobre à mars : Chalon-sur-Saône, Théâtre du Rond-Point, Châteauroux, Maison de la culture d’Amiens, Le Mans du 11 au 23 décembre, Roubaix, Louvrais, Cergy-Pontoise, Valence, Lyon, Douai , Sénart, Scène Nationale, Lieusaint.
Gaviota : du 22 au 27 août au Festival Noorderzon, aux Pays-Bas, et du 29 au 31 août, au FITT Noves Dramaturgies, à Tarragone, Espagne
Avant de partir, une dernière chose…
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