«Pourquoi une crise constitutionnelle est probable»
FIGAROVOX/TRIBUNE – Pour l’essayiste Christophe Roche-Ford, les conséquences politiques d’une cohabitation avec le Rassemblement national seront majeures compte tenu de la « vulnérabilité » et de « l’insuffisance » de notre Constitution face à ce scénario.
Christophe Roche-Ford est essayiste et auteur de La disparition du futur (éditions du Lys Bleu, 2022).
La dissolution de l’Assemblée nationale qui vient d’être décidée par Emmanuel Macron suite à la défaite de la majorité présidentielle aux élections européennes vise, bien entendu, à provoquer une clarification dans un environnement politique troublé par la montée de l’extrême droite, et la recomposition. depuis plusieurs années, des forces politiques du pays. Mais cela présente de nombreux risques. Les deux principaux écueils que l’on peut anticiper sont une assemblée difficile à gouverner, sans majorité et divisée entre l’extrême droite, le centre et la gauche ; soit une nette majorité d’extrême droite conduisant inévitablement à une cohabitation difficile entre le président – qui a annoncé qu’il ne démissionnerait pas – et le Rassemblement national.
Le premier risque est cependant habituel dans la vie politique des autres démocraties européennes et conduirait inévitablement à une alliance entre deux des trois blocs : il n’y a pas d’autre option possible. Emmanuel Macron et Gabriel Attal devraient éviter d’insulter l’avenir en mettant dos à dos les deux « extrêmes », droite et gauche, car dans ce cas il leur faudra choisir avec soin. Si le cordon sanitaire républicain tient toujours pour eux, tout porte à croire qu’ils devront manger leur chapeau et négocier un programme de gouvernement avec la gauche, malgré la présence en son sein du très gênant Jean-Luc Mélenchon et de ses partisans.
ÉCOUTER L’ÉDITORIAL
Mais compte tenu du mode de vote, et au vu de la dynamique actuelle dont bénéficie le Rassemblement national, le deuxième scénario apparaît tout aussi possible – sinon plus – que celui d’une cohabitation forcée d’Emmanuel Macron avec l’extrême droite majoritaire. au Parlement, pendant les trois dernières années de son deuxième mandat.
La question de la résilience de nos institutions face aux très grandes tensions au sein du double exécutif entre un président et un gouvernement opposés sur l’essentiel mérite d’être posée.
Christophe Roche Ford
Les institutions de la Ve République ont démontré par le passé que la cohabitation entre deux familles politiques différentes était compatible avec la Constitution : la droite a pu gouverner deux fois sous la présidence de François Mitterrand, et la gauche sous celle de Jacques Chirac. On peut certainement s’alarmer de la perspective d’un Rassemblement national liberticide et anti-européen au sein du gouvernement. Mais pouvons-nous simplement rester les bras croisés et attendre des jours meilleurs et, comme en Pologne, une nouvelle majorité démocratique et pro-européenne pour renverser un gouvernement antilibéral ?
La question de la résilience de nos institutions face aux très grandes tensions au sein du double exécutif entre un président et un gouvernement opposés sur l’essentiel mérite d’être posée au vu des attributions du Président de la République dans notre Constitution. Cela a certainement fourni une procédure pour résoudre certains désaccords. L’article dix prévoit qu’au lieu de promulguer une loi, le président peut demander une nouvelle délibération au Parlement qui ne peut être refusée. Mais au final, il n’a plus le choix et doit promulguer la loi. La principale difficulté vient du rôle du président, garant de l’indépendance de la justice et de l’exécution des engagements internationaux de la France, négociateur des traités et chef des armées. La pratique associée à ce rôle exige également que le président représente la France au Conseil européen, quelle que soit la couleur du gouvernement.
Lors de précédentes cohabitations, droite et gauche partageaient, malgré quelques différences, une même vision républicaine des fondamentaux de l’État de droit et des grandes lignes de la politique européenne de la France. Le président n’était donc pas directement opposé à son gouvernement lorsqu’il s’agissait de représenter la France au Conseil européen. Que se passera-t-il demain si un gouvernement issu du Rassemblement national entre en conflit ouvert avec le président sur le domaine régalien de ses pouvoirs ? La politique étrangère de la France, prérogative traditionnelle du président, à l’origine de notre Ve République, n’interfère que très peu avec la politique intérieure : il aurait alors été simple de séparer les pouvoirs entre président et gouvernement. Au stade actuel de l’intégration européenne, il est tout simplement impossible de séparer les deux.
Normalement, quand on a une majorité présidentielle, c’est le président qui prend les grandes décisions. Mais que pouvait-il faire face à un gouvernement RN perturbateur, sans provoquer une crise gouvernementale ?
Christophe Roche Ford
Une mesure négociée et décidée à Bruxelles concerne donc aussi bien la politique étrangère de la France que des questions intérieures relevant très directement de la compétence gouvernementale. Quelques bons exemples ? La politique d’immigration de l’Union, objet des récentes diatribes du Rassemblement national qui nous promet une double frontière. L’agenda des dépenses budgétaires annoncé par le RN, incompatible avec les règles européennes de limitation des déficits. Un financement de l’aide à l’Ukraine auquel le Rassemblement national s’est opposé et qu’il pourrait, une fois au gouvernement, vouloir remettre en cause.
La Constitution de la Ve République ne prévoyait rien à ce sujet : nous sommes dans un flou total sur la résolution de tels conflits politiques dans des domaines de compétence partagée. Normalement, quand on a une majorité présidentielle, c’est le président qui prend les grandes décisions. Mais que pouvait-il faire face à un gouvernement RN perturbateur, sans provoquer une crise gouvernementale ? Nous sommes en territoire inconnu.
Lire aussiÉdouard Tétreau : « L’étrange suicide du macronisme »
Il est donc grand temps de s’interroger sur la vulnérabilité d’une Constitution, la nôtre, dotant le pays d’un exécutif double. Ce double exécutif, qui dans un tout autre contexte, celui de la guerre d’Algérie, avait pu paraître un gage de stabilité pour les fondateurs de notre République, au premier rang duquel le général de Gaulle, est en réalité désormais le talon d’Achille. de nos établissements. Il est néanmoins significatif de constater que ce modèle de double exécutif a eu un réel attrait sur les régimes autoritaires où le rapport de force penche généralement en faveur du président, alors qu’il constitue l’exception dans notre Europe démocratique où le pouvoir émane du Parlement. Le rejet actuel d’un président jupitérien par les Français reflète sans doute l’inadaptation à notre société de ce modèle où l’essentiel de la vie politique tourne autour d’un seul homme.
Une crise peut-elle être évitée ? Probablement pas, une Constitution ne peut être réformée qu’avec d’infinies précautions et difficultés, un large degré de consensus, et certainement pas dans la précipitation : il est déjà bien trop tard. Mais il n’est jamais trop tard pour réfléchir. Et c’est d’une main tremblante, dans la patrie de Montesquieu, qu’il faudra un jour tirer toutes les leçons de la page tourmentée de notre histoire que nous nous apprêtons à traverser.