pourquoi nous devons en parler
Alors que le site commémoratif dédié au fondateur d’Emmaüs va fermer à Esteville, le village de Seine-Maritime où l’abbé Pierre est enterré depuis sa mort en 2007, certains habitants s’interrogent : « Il a fait tant de bien, pourquoi ressortir tout ça aujourd’hui… ? » Pourquoi, en effet, en parler ? Aussi douloureuses que soient ces nouvelles révélations, qui dévoilent une facette de l’abbé Pierre encore plus sombre que celle esquissée au début de l’été – et qui s’ajoutent à une liste de scandales déjà trop longue –, il nous paraît essentiel de continuer à en parler. Non par goût du scoop, ni par attirance pour le sordide.
Nous aimions l’abbé Pierre La Croix. Cet homme qui a aidé tant de personnes démunies, qui a été une inspiration pour tant d’autres, qui a su donner à l’Église un visage si humain… Comment un homme qui a fait tant de bien a-t-il pu abuser de tant de personnes ? Comment l’ombre et la lumière peuvent-elles cohabiter à ce point ?
Si nous voulons que la violence sexuelle ne se reproduise plus, si nous voulons que l’Église et la société soient des lieux sûrs, nous devons savoir affronter ces questions pour pouvoir déchiffrer les mécanismes qui ont permis à certaines icônes de ne rencontrer aucun contre-pouvoir, de s’installer dans la toute-puissance de leur influence et d’abuser en toute impunité pendant des décennies.
Dénonciateurs
Nous sommes convaincus, La Croixque c’est en cherchant à comprendre ce qui s’est passé, le contexte qui a permis ces abus, la manière dont on a laissé se développer ou se maintenir, qu’on peut empêcher qu’ils ne se reproduisent… Beaucoup de gens le savaient visiblement. Et il ne suffit pas de reprocher à la hiérarchie ecclésiastique de ne pas avoir réagi aux alertes. Même dans les milieux les moins cléricaux, on s’est tu. Comment a-t-on pu laisser se construire un mythe français pendant soixante-dix ans sans penser aux conséquences pour les femmes agressées ? À quel moment, au nom de l’intérêt général, peut-on se taire sur la dignité d’une personne bafouée ?
Il y a pourtant eu des lanceurs d’alerte. Une lettre publiée par le cabinet Egaé en est un exemple. Elle date de… 1956. Un membre du comité d’organisation du voyage de l’abbé Pierre aux Etats-Unis a préféré démissionner d’Emmaüs plutôt que de rentrer dans la ligne de « la décision selon laquelle la politique du silence était la meilleure. » Un homme convaincu que « Si nous voulons devenir la voix des sans-voix, nous devons bien parler. »…
Car les « sans voix », dont l’abbé Pierre a voulu être l’avocat, sont aussi ces femmes dont il a exploité la vulnérabilité. Elles ne pouvaient pas, n’osaient pas parler parce qu’elles se croyaient seules, isolées, parce que la plupart d’entre elles étaient dans une situation de grande fragilité… Comment, alors, aborder un monstre sacré comme l’abbé Pierre ? Parler de lui aujourd’hui en vérité, sans nier le bien qu’il a pu faire mais sans esquiver le mal commis contre ces femmes, c’est permettre à toutes celles qui ont été agressées sexuellement de pouvoir échapper à l’enfermement du traumatisme.
« Sortir de la cécité »
Dans la tradition juive, le jubilé célébré tous les cinquante ans était cette année sainte où les péchés étaient pardonnés mais aussi où les esclaves étaient libérés. A l’approche du jubilé de 2025 pour l’Eglise catholique, dire la vérité sur cette affaire, c’est aussi participer à la libération de ces femmes qui, depuis plus de cinq décennies pour certaines, sont enfermées dans le silence, la honte, la colère ou l’angoisse.
Lorsque, en 2015, j’ai demandé à Jean Vanier ce qu’il avait vu des abus commis par son propre maître spirituel, il m’a répondu : « Nous voyons ce que nous voulons voir »… J’ignorais alors qu’il avait lui-même commis les mêmes méfaits. À cette phrase énigmatique, il faut aujourd’hui répondre par ce conseil de Charles Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; il faut surtout toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »
Sortir de la cécité et d’une fascination infantile pour les grandes figures, aussi charismatiques soient-elles, pour faire grandir cette personne dans l’Église « pensée critique » Ce qui a tant manqué dans cette crise des abus et que la Commission Sauvé a souligné dans ses recommandations. Ne pas effacer d’un trait le bien qu’a fait l’abbé Pierre, tout en osant regarder en face le mal dont ces témoignages font écho, c’est aussi, pour nous, l’occasion de grandir en liberté, loin de toute tentation d’idolâtrie, d’affronter avec maturité la complexité de notre monde et d’être des témoins crédibles de l’Évangile.
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La galaxie Emmaüs prend ses distances avec l’abbé Pierre
Suite à la publication de nouveaux témoignages accusant l’abbé Pierre de violences sexuelles, Emmaüs France a annoncé vouloir proposer en interne le retrait de la mention « fondateur Abbé Pierre » de son logo. La Fondation Abbé-Pierre a décidé, « changer le nom ».
Le centre d’Esteville, dédié à la mémoire du fondateur, « restera définitivement fermé ».
Emmaüs International réunira une commission d’experts pour « expliquer les dysfonctionnements » ayant permis de telles actions.
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