« Je vais vous parler d’un sujet passionnant qui nous concerne tous. Parce que tout le monde fait caca, n’est-ce pas ? Souriant à sa webcam, Daniel Ddiba remet en question une mosaïque d’écrans noirs. L’ingénieur et chercheur ougandais basé en Suède s’exprime lors d’une vidéoconférence du Stockholm Environment Institute (SEI). Environ 1,3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent des systèmes d’assainissement et de gestion des eaux usées, et donc des toilettes. « C’est plus ou moins l’équivalent des émissions du secteur aérien mondial, mais dans le discours sur le changement climatique, on parle à peine d’assainissement », le chercheur est surpris.
La Journée mondiale des toilettes, mardi 19 novembre, est l’occasion de se réjouir de l’amélioration, partout dans le monde, de l’accès aux toilettes. Mais ces progrès indéniables en matière de santé publique se sont accompagnés d’une augmentation spectaculaire des émissions de gaz à effet de serre particulièrement néfastes pour le climat : méthane et protoxyde d’azote, respectivement 28 et 273 fois plus « réchauffants ». « que le CO2 dans l’atmosphère.
En Inde, où l’accès aux toilettes a augmenté de 14 % entre 2015 et 2020, les émissions de méthane des latrines à fosse – un trou creusé dans le sol – ont quadruplé, selon le SEI. (Lien PDF). En Chine, les émissions de méthane provenant des eaux usées ont explosé de 90 % entre 2000 et 2020, rapporte Science Direct. Enfin, selon l’Agence américaine pour le développement international, citée par le groupe de réflexion IISD, ces émissions pourraient augmenter de 60 % d’ici 2030 en Afrique subsaharienne, dopées par l’urbanisation et la généralisation de l’accès aux petits coins. « Que faire alors ? Vous hésitez à aller aux toilettes ?plaisante le chercheur. « Non, rassurez-vous. Les solutions existent déjà, il promet. Il ne reste plus qu’à les déployer. »
Les émissions liées à l’assainissement ont longtemps été sous-estimées, voire ignorées. « Nous ne nous soucions pas de ce qui se passe après avoir tiré la chasse d’eau »résume Daniel Ddiba. Quant aux régions du monde qui ne sont pas raccordées aux égouts et utilisent, par exemple, des systèmes de fosses septiques vidé par camion« trop peu d’études permettent d’évaluer précisément leurs émissions ». Mais un point ne fait aucun doute, poursuit le scientifique : « Dès qu’il y a des excréments humains en grande quantité dans des conditions anaérobies (sans contact avec l’oxygène)du méthane est généré.
Avec une durée de vie dans l’atmosphère bien plus courte que le CO2 (une vingtaine d’années), le méthane « a un impact disproportionné sur la température à court terme », écrit le GIEC. Réduire ces émissions rapidement et drastiquement est donc impératif pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d’ici 2100, comme le prévoit l’accord de Paris. Suivant cette logique, 158 pays se sont engagés à réduire les émissions de méthane de 30 % en 2030 par rapport à 2020, en signant le Global Mthane Pledge lors de la COP26. « Pour relever ces deux défis, nous devons aborder la question de l’assainissement. »insiste Daniel Ddiba, concédant que« »Il n’existe pas de solution universelle qui fonctionnerait à Stockholm comme à Kampala ».
« Les toilettes telles que nous les connaissons en Europe, avec la chasse d’eau qui amène notre petite entreprise en réseau jusqu’à une grande station d’épuration, ne doivent pas être considérées comme une référence qu’il convient de déployer partout. «
Daniel Ddiba, chercheur à l’Institut de l’environnement de Stockholmsur franceinfo
En l’absence d’égouts, comme c’est souvent le cas dans les pays émergents et en développement« on peut déjà faire en sorte que les latrines à fosse soient construites au-dessus du niveau des nappes phréatiques, explique Daniel Ddiba. Cela les empêche de se remplir d’eau, ce qui renforce les conditions anaérobies et augmente les émissions de méthane. » Sans investissements excessifs ni technologies révolutionnaires, le simple fait de vider les fosses septiques plus souvent contribue à réduire leurs émissions de méthane, selon une étude publiée dans la revue Sciences et technologies environnementales par des chercheurs qui étudiaient ce problème au Vietnam, où 90 % de la population dépend de ce type d’appareil.
Enfin, « Idéalement, toutes les installations de traitement des eaux usées devraient être équipées d’une usine de captage qui transforme le méthane, au lieu de le rejeter dans l’atmosphère. » À Stockholm, 300 bus fonctionnent au biométhane issu de boue de la station d’épuration qui traite les excréments des habitants de la capitale suédoise. En Europe comme en Inde ou en Chine, les projets se multiplient et soulèvent la fâcheuse question : celle du financement, ou plutôt des investissements.
Car pour les spécialistes, ces technologies peuvent répondre à la fois à la crise énergétique et à la crise climatique. Pratique, d’autant plus que « le secteur de l’assainissement est très énergivore », soutient Alexis de Kerchove, directeur du développement durable chez Xylem, une entreprise américaine spécialisée dans la gestion de l’eau. « Aujourd’hui, le secteur utilise environ 20 % des énergies renouvelables dans le monde, il en émet donc indirectement en raison de ses besoins énergétiques. Mais l’autre problème est que le procédé lui-même, celui qui a toujours été utilisé pour traiter les eaux usées, génère malheureusement aussi du méthane et du protoxyde d’azote. poursuit le spécialiste.
Rejeter les eaux sales dans la nature n’est pas une option, récupérer ces gaz à effet de serre « fugitifs » produits par l’activité de transformation permettent de réduire leur impact et de réaliser des économies significatives, avance-t-il.
« Les eaux usées sont considérées comme un déchet, mais si on y regarde de plus près, c’est une ressource : elles sont riches en carbone, en azote, en phosphore et surtout en eau !
Alexis de Kerchove, Directeur du Développement Durable chez Xylemsur franceinfo
« Nous pouvons valoriser les ressources des eaux usées et produire de la valeur ajoutée, comme des engrais pour l’agriculture ou du biochar »une matière noire issue d’un processus appelé pyrolyse, « et ainsi stocker le carbone sous forme solide », explique-t-il, enthousiasmé à l’idée de voir ces rebuts s’inscrire dans un cercle vertueux.
À l’Université suédoise des sciences agricoles, des chercheurs ont développé une technologie capable « séparer l’urine des excréments, transformer l’urine en une poudre essentiellement composée de nutriments, le tout dans une machine de la taille d’une machine à laver »décrit Daniel Ddiba. Cette poudre peut être utilisée par exemple dans la fabrication d’engrais. Et l’élimination de l’urine des eaux usées contribue à réduire la production d’acide nitrique pendant le traitement.
« Lorsque nous parlons d’assainissement et de réchauffement climatique, le secteur de l’eau a tendance à se concentrer sur l’adaptation, sur la nécessité de rendre nos systèmes plus résilients aux catastrophes, comme les inondations ou les sécheresses. » note Alexis de Kerchove. « C’est essentiel » estime-t-il, rappelant les événements qui ont touché l’Europe cette année, notamment les récentes inondations qui ont endeuillé l’Espagne. « Mais à quoi ça sert si nous continuons à émettre des tonnes de gaz à effet de serre qui ne font qu’alimenter le réchauffement climatique ? demande-t-il. Nous devons mener cette guerre sur les deux fronts. Y compris sur le trône.