pourquoi dit-on que l’Allemagne est un « pays de football » ?
Après une Coupe du monde organisée en plein désert, au Qatar, et une précédente édition disputée à travers l’Europe, l’Euro revient à un format classique, avec une seule patrie, l’Allemagne, nation habituée à organiser de grandes compétitions de football. En France, on dit souvent que c’est un « pays du football ». L’implication est à peine voilée : elle le serait plus que la France elle-même.
Notre voisin d’outre-Rhin remplit tous les critères pour être ainsi qualifié. Le football y est de loin le sport le plus pratiqué, avec 7.131.936 participants recensés par la Fédération allemande de football, selon les chiffres communiqués par l’UEFA en 2023. Un total bien supérieur à la France et ses 2,22 millions de licenciés, ou au nombre de handballeurs en Allemagne. Allemagne (environ 750 000), deuxième sport national.
Au plus haut niveau international, peu de sélections peuvent se vanter de posséder le palmarès de cette équipe qui s’appelait jusqu’il y a peu la Mannschaft. Seul le Brésil a remporté plus de Coupes du monde qu’elle (cinq contre quatre pour l’Allemagne – 1954, 1974, 1990, 2014) et personne ne fait mieux que ses trois couronnes d’Euros (1972, 1980, 1996). Après tout, Gary Lineker n’a pas dit « Le football est un sport qui se joue à 11 contre 11 et, à la fin, l’Allemagne gagne toujours. » sans raison. La France coche aussi ces deux critères, avec une pratique sportive très large et un riche palmarès international (2 Coupes du monde, 2 championnats d’Europe), mais elle peut difficilement rivaliser avec l’effervescence culturelle qui règne en Allemagne dans tout ce qui concerne le football.
Le sport est au cœur de la vie citadine. « Savoir quelle équipe joue votre club, et si c’est à domicile ou à l’extérieur, c’est la première chose que vous regardez pour savoir ce que vous faites le week-end. Peu importe qu’ils jouent en Bundesliga, en En deuxième ou troisième division, vous soutenez le club depuis votre ville, ce qui n’est pas forcément le cas partout en France. »raconte Ibrahima Traoré, ancien international guinéen qui a effectué toute sa carrière en Allemagne, de 2007 à 2021.
« En Allemagne, nous ne sommes pas spectateurs d’un match. Nous ne venons pas comme si nous allions au cinéma voir un film. Nous faisons partie intégrante du scénario d’un match et cela se transmet de père en fils. «
Ibrahima Traoré, ancien joueur de Bundesligasur franceinfo : le sport
Dans toute l’Allemagne, chaque week-end, les stades sont bondés. Dix-sept des 18 clubs allemands de première division ont affiché un taux de remplissage supérieur à 90 % la saison dernière (la seule exception étant Hoffenheim, 79 %). « La fréquentation des stades en Allemagne dépasse de loin celle de la France. En Bundesliga, le Bayern accueille plus de 70 000 spectateurs, 80 000 même pour le Borussia Dortmund, alors que seul l’OM dépasse les 60 000 en France. est encore plus révélateur dans les divisions inférieures », note l’historien spécialiste de la civilisation allemande Ulrich Pfeil, auteur de Football et identité en France et en Allemagne (Nord, 2010).
« Cette année, en troisième division, mon ancien club, le Dynamo Dresde, a accueilli en moyenne près de 30 000 spectateurs. On ne voit cela nulle part ailleurs, dans aucun autre pays.note le milieu de terrain français Anthony Losilla, actuel capitaine du club de Bochum. Ce qui est impressionnant, c’est le nombre d’abonnements par an. Chez nous (à Bochum), il y a presque autant d’abonnés à l’année que de places dans le stade. Et maintenant, ils proposent même des abonnements toute l’année pour les matchs à l’extérieur. »
A titre de comparaison, quand la Ligue 1 affiche une affluence moyenne d’environ 25 000 spectateurs par match en 2022-2023, la Bundesliga dépasse les 40 000. « En France, il y a d’autres sports suivis assidûment, avec beaucoup d’engouement, comme le rugby, que l’Allemagne n’a pas du tout. L’accent est davantage mis sur le football », observe Valérien Ismaël. Le défenseur du Werder Brême et du Bayern Munich dans les années 2000 se souvient aussi de la culture de Stammtischcette habitude de se retrouver au bar pour parler foot autour d’une bière.
Vivre sa passion du football est un art de vivre que les Allemands sont déterminés à défendre coûte que coûte. Pour Benjamin McFadyean, médecin et chercheur en histoire du football allemand à l’université de Portsmouth, rien n’illustre mieux cet attachement viscéral au football que la règle des 50+1. En Allemagne, les clubs doivent être actionnaires majoritaires de leur équipe, ce qui empêche tout investisseur étranger de venir racheter le club.
« Les clubs sont détenus à 50% par les supporters. Ils restent une organisation communautaire et un atout pour la communauté. Il existe un lien très fort entre les propriétaires et les membres. J’en suis un au Borussia Dortmund. Depuis dix ans, je paie 70 euros par an et cela me permet de voter sur des sujets importants qui peuvent aller du nom de l’équipe à ses couleurs sur le maillot en passant par l’emplacement du stade. Rien ne peut être changé sans un vote démocratique. »explique Benjamin McFadyean, fervent adepte de l’actualité du football allemand.
Sorte de barrière contre le déracinement ou la disparition d’une identité profonde, la règle des 50+1 a failli être remise en question cette année en raison d’un accord commercial que les clubs allemands s’apprêtaient à signer. Cette dernière prévoyait la cession de 8 % des droits télévisuels pour les 20 prochaines saisons en échange d’une contribution financière immédiate mais externe. Il aura fallu de nombreuses manifestations de supporters allemands, quitte à bouleverser le déroulement de certains matches, en décembre et janvier derniers, pour pousser les acteurs à faire marche arrière.
« Quand vous regardez dans les grands journaux allemands, vous avez chaque jour trois ou quatre pages sur le sport en général, sur le football donc. Dans Le Monde, Libération, Le Figaro, en France, vous disposez d’une page maximum.»
Ulrich Pfeil, professeur de civilisation allemande à l’Université de Lorrainesur franceinfo : le sport
En Allemagne, le discours bien connu en France selon lequel le football est un sport pratiqué par des millionnaires qui courent après un ballon n’existe pas (ou très peu). « Ici, les intellectuels ont longtemps manifesté leur passion. Martin Heidegger (célèbre philosophe allemand) était un fan de football. Même chose avec les politiciens. L’actuel président de la République Frank-Walter Steinmeier est un fan de Schalke 04, l’ancien chancelier Schröder de Hanovre… Les racines du football sont très fortes dans la société allemande (…). Presque tous les clubs possèdent également un musée.illustre l’historien Ulrich Pfeil.
Mais comment l’Allemagne est-elle devenue si attachée au football ? Pour Benjamin McFadyean, deux facteurs historiques ont joué un rôle important : « Après la Seconde Guerre mondiale, Adolf Hitler et la Shoah, les clubs de football et l’équipe nationale sont devenus un moyen de reconstruire une forme de fierté nationale. » Du miracle de Berne en 1954 au dernier titre en 2014, « Au moins quatre générations d’Allemands ont vécu une victoire en Coupe du monde »chacun renforçant l’attachement du public au football.
L’autre facteur est que l’Allemagne est une république fédérale, contrairement à la France, où Paris centralise tout. « Le pays n’est unifié que depuis moins de 200 ans. Chaque région a ses propres traditions. Chaque club représente sa région, sa ville. On peut dire par exemple que le Borussia Dortmund est l’équipe nationale de Westphalie. L’équipe est extrêmement soutenue par les locaux. En Allemagne, la fierté régionale est plus importante que la fierté nationale. L’identité nationale repose elle-même en grande partie sur l’attachement régional.explique Benjamin McFadyean.
Dans l’histoire récente, l’image d’un « pays du football » a pris encore plus d’ampleur avec l’organisation de la Coupe du monde 2006, puis le sacre au Brésil huit ans plus tard. Même si l’équipe nationale allemande connaît des difficultés dans son renouvellement générationnel, elle a cet été une double opportunité de renforcer sa réputation, en revenant au plus haut niveau international et en organisant avec succès le tournoi.