« Pour imaginer le train du futur, il faut de l’audace »
L’univers ferroviaire est au cœur du travail de François Schuiten, designer et scénographe belge. Des locomotives historiques aux trains futuristes, le chemin de fer occupe ses bandes dessinées, comme dans La douce (éd. Casterman, 2012), et constitue la base de Train World, musée du train à Bruxelles dont il a réalisé la scénographie. Pour lui, c’est avec une ambition poétique qu’il faut envisager l’avenir du train. Entre stratégies peu coûteuses et faciles à mettre en œuvre et projets merveilleux affranchis des contingences techniques et économiques, l’auteur de science-fiction laisse libre cours à son imagination.
GEO : En matière de trains, progrès semble aller de pair avec vitesse. En deux siècles, on est passé de 4 kilomètres par heure (pour le premier train de l’histoire, en 1804, en Angleterre) au record de 574,8 kilomètres par heure, atteint par un TGV en 2007. Vous qui rêvez des trains de demain, espérez-vous qu’ils seront encore plus rapides ?
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La nature prend son temps…
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François Schuiten : Gagner du temps sur certaines lignes est bien sûr satisfaisant. Mais ce n’est qu’une équation utilitaire. Si l’on pense à l’Hyperloop (soutenu depuis 2013 par le milliardaire Elon Musk, ce projet de train capsule roulant à plus de 1 000 kilomètres/heure dans des tubes à basse pression est toujours en suspens), peut-on vraiment parler de train ? On s’y retrouverait comme une balle projetée dans un canon, cette expérience ne serait sans doute pas très agréable. Sans compter qu’il s’agirait certainement d’un produit de luxe. Ce qui compte, c’est de retrouver la valeur ajoutée du chemin de fer : la découverte du paysage, le plaisir du voyage en lui-même (et pas seulement l’envie d’arriver à destination), la genèse des émotions, la création de magie, la possibilité de sillonner les régions.
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Pourtant, de nombreuses petites lignes ont été fermées, notamment en France…
Certains n’attendent qu’à être réveillés et il existe des projets originaux en la matière (Railcoop par exemple, qui veut reprendre la ligne Bordeaux-Lyon). Mais on peut aussi imaginer des objets hybrides pour circuler sur ces lignes existantes : des trains autonomes, plus petits, très légers, capables de s’adapter en temps réel à leur fréquentation, dont les maillons se détachent au fur et à mesure du trajet s’il n’y a que quelques personnes à bord. On pourrait même finir en pédalant sur les voies – à condition d’être seul ou à deux – jusqu’à notre destination finale !
Vous parlez de la magie du chemin de fer : comment redonner au voyage en train la magie qu’il a quelque peu perdue au fil du temps ?
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Aujourd’hui, dans les trains, les gens regardent leur téléphone, leur ordinateur. Mais ils pourraient découvrir ou redécouvrir les régions qu’ils traversent d’une manière que seuls les trains peuvent faire. Les vitres sont une surface au potentiel énorme : des images en réalité augmentée pourraient leur être associées. Comme des tables d’orientation mobiles… Elles montreraient les sites environnants, on pourrait zoomer sur certains, apprendre l’histoire d’une chapelle ici, d’un arbre centenaire là. Les entrées de villes sont parfois un peu tristes ; on pourrait utiliser ce moyen pour repérer des événements, des spectacles qui se déroulent là où l’on arrive. Cela valoriserait le voyage. Je n’ai pas connaissance que ces projets soient envisagés, et pourtant, sont-ils si difficiles à mettre en place ? Et les options de restauration ! Elles pourraient aussi être repensées autour des spécialités du trajet, en travaillant sur l’hyperlocal : on mangerait une pomme récoltée sur le trajet (et le verger d’où elle provient serait indiqué en réalité augmentée sur la vitre du wagon-restaurant), ou une spécialité lyonnaise si l’on se dirige vers cette ville. L’idée serait de donner de multiples sensations des régions traversées par différents trajets. Le voyage est aussi une expérience qui dure dans le temps : qu’en faire ? Certaines voitures pourraient être dédiées à la détente (avec des fauteuils massants), au sport… ou seraient tout simplement des bulles de silence. Le train est propice à une forme de rêverie. On a aujourd’hui l’impression que les gens veulent se téléporter d’un point à un autre, mais il faut leur redonner le goût de cette rêverie pour qu’ils retrouvent le plaisir du rail ! Le train, en donnant une émotion, un avant-goût des régions traversées, serait un dépaysement en soi… et donnerait envie de repartir !
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Le voyage n’est pas tout. Comment améliorer l’expérience à l’arrivée et à la gare elle-même ?
Avec la fierté des lignes, nous avons aussi perdu celle de l’arrivée du train en gare. A l’origine, c’était un événement : lorsque les voyageurs sortaient de leur voiture et passaient devant la locomotive, ils levaient la tête pour échanger un regard avec les conducteurs, les machinistes. Aujourd’hui, le train arrive en silence, la foule regarde sa montre, avance jusqu’au bout du quai où un homme ouvre une toute petite porte, sort et se confond avec les voyageurs. Mais il existe plein de moyens de redonner sa place à cet événement. On pourrait éclairer le dessous des quais avec une lumière propre à chaque ligne, les trains venant du sud avec des couleurs plus chaudes que ceux venant du nord, ce qui donnerait l’impression qu’ils atterrissent, atterrissent doucement en gare. Un son très subtil, créé pour chaque train, pourrait se faire entendre à leur arrivée. Cette couche sonore, comme la respiration des anciens paquebots, serait reconnaissable par les voyageurs : le train la déclencherait en roulant sur de petites cellules disposées sur les rails, à l’arrivée, et les voyageurs développeraient alors une forme de complicité avec « leur » train, par l’ouïe et la vue.
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Quant aux gares, elles sont devenues banalisées, lissées, dissoutes. Elles ressemblent à des aéroports, avec un flux d’entrée, un flux de sortie… au milieu de plein de commerces. Les gares TGV poussent au milieu de nulle part, en dehors des villes, sans individualité : elles pourraient être dans n’importe quelle région sans que personne ne s’aperçoive de la différence ! Là aussi, on pourrait leur donner une identité locale, à travers les couleurs, les spécialités agricoles et industrielles qui les entourent, pour les inscrire dans la mémoire des voyageurs. Le projet de rénovation de la gare de Montbard, en Côte-d’Or, avait ainsi été envisagé à un moment et on m’avait demandé d’y réfléchir. C’est la porte d’entrée de la Bourgogne ! Je m’étais dit qu’on pourrait y faire venir la vigne, sous une forme imaginaire ou réelle. Et que, l’industrie métallurgique étant très présente dans la région, l’intégration du métal dans le projet serait parfaitement adaptée. Ce genre de choses existe déjà ici et là : la galerie de fresques de la gare de Lyon à Paris (rouverte au public en 2021) est une forme d’invitation au voyage. A la gare de Bruxelles-Midi, on sent parfois une odeur de chocolat chaud, et une silhouette de Tintin est visible à l’arrivée. C’est ce qui donne aux gares leur identité.
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En tant que designer, que pensez-vous de l’esthétique des trains d’hier et d’aujourd’hui ?
Il y a un plaisir intense à dessiner des trains à vapeur par exemple : ces machines expriment leur fonction, on voit et on comprend la mécanique en même temps, comme c’est le cas d’une vieille montre. Elles construisent leur propre énergie sur place, avec de l’eau et du charbon. Et on trouve encore aujourd’hui des trains inspirants : le Shinkansen (train à grande vitesse japonais) est l’un des plus beaux trains qui existe ; l’AGV (autorail à grande vitesse construit par Alstom, en service en Italie) est aussi très beau, inspiré de l’avion. Mais certains trains ou tramways me font horreur. Je suis particulièrement déçu par le manque d’intérêt pour les livrées (la décoration extérieure des trains) : elles sont devenues des panneaux publicitaires, on leur a enlevé leur magie.
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Comment imaginer concrètement le futur du train ? Vous faites partie de la Red Team, une équipe d’auteurs de science-fiction recrutée par l’armée française pour anticiper les menaces futures : un dispositif similaire pourrait-il être utilisé dans le monde ferroviaire ?
D’abord, on ne peut pas inventer le futur sans connaître le passé : il faut comprendre les techniques, les époques. Cette curiosité me permet de bien les dessiner et de leur inventer un futur possible. Ensuite, pour imaginer le futur du train, il faut en avoir l’envie. L’armée française a eu cette initiative étonnante et ambitieuse de mettre en place l’espace de réflexion qu’est la Red Team, sur la thématique qui la concerne. Ce même exercice de projection pourrait être fait pour le train, avec des auteurs, des artistes, des scientifiques – mais pas seulement des spécialistes du ferroviaire. On redonnerait l’envie du chemin de fer de demain. Aujourd’hui, on voit parfois de bonnes idées, comme celle de confier au couturier Christian Lacroix le soin de réfléchir à l’intérieur des wagons de TGV ou aux uniformes des contrôleurs SNCF… Mais on manque parfois d’audace dans les projets.
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D’où vient ce manque d’audace ?
Le cahier des charges est parfois lourd, on est obsédé par la rentabilité. Et le train est comme dans un angle mort de notre société, on attend beaucoup de lui et on oublie ce qu’il parvient à réaliser au quotidien. Les décideurs sont sur la défensive : ils doivent se justifier en permanence, et ne plus penser à faire rêver. Pourtant, l’imagination ne coûte rien !
➤ Article publié dans le Magazine GEO Numéro spécial n°111, d’octobre-novembre 2022
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