PORTRAIT. Yuval Noah Harari, la rock star des historiens qui bouleverse les scientifiques
Il revendique 45 millions de lecteurs dans le monde avec « Sapiens » ou « Homo Deus ». Celui que l’on a surnommé le « premier intellectuel mondial du XXIe siècle » continue de creuser son sillon avec un nouveau livre, « Nexus », paru mercredi.
Vous pouvez ainsi apparaître sur la couverture de centaines de magazines et être l’une des dernières personnes sur Terre à apprendre la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine de 2016. L’historien israélien Yuval Noah Harari n’a appris la nouvelle que cinq semaines après la victoire surprise du milliardaire dans la course à la Maison Blanche. Il se trouvait alors en retraite spirituelle, coupé du monde, en Angleterre. Deux mois par an, ce grand adepte de la méditation silencieuse s’isole dans une pièce à peine plus grande qu’une cabine téléphonique.
De quoi débarrasser l’esprit des impuretés, apparemment. Cela dit, il n’aurait pas été mieux informé dans sa maison de la banlieue de Tel-Aviv (Israël) : l’intellectuel qui affirme sur son site avoir vendu 45 millions d’exemplaires en 64 langues ne possède pas de smartphone. Un véritable paradoxe pour celui qui fouille dans le comportement des hommes depuis la nuit des temps pour expliquer l’avenir. Un fonds de commerce qu’il décrit dans son dernier livre, Lienpublié le mercredi 25 septembre.
Rien ne prédisposait Yuval Noah Harari à devenir la « rock star » des historiens et l’un des chefs de gondole de la rentrée littéraire – dans la section essai – au point de se battre en France avec Gaël Faye et Amélie Nothomb. Médiéviste de formation, c’est un peu par hasard qu’il hérite d’un cours d’introduction globale à l’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem où il enseigne. Une révélation. De cette série de cours est né un livre, Sapiensen 2011. « Les idées structurantes n’ont pas bougé d’un pouce »Harari résume dans le New Yorkais.
La promesse est alléchante : « une brève histoire de l’humanité », le sous-titre du livre, en moins de 500 pages. Il raconte comment l’homo sapiens, une espèce qui n’était pas appelée à régner sur Terre, en est venue à dominer la planète grâce à trois révolutions : cognitive (la capacité à raconter des histoires, il y a 70 000 ans), agricole (il y a 11 000 ans) puis scientifique (il y a 500 ans). Avant l’arrivée du XXIe siècle et de sa révolution biotechnologique où les intelligences artificielles pourraient s’affranchir de la tutelle de l’homme. « L’histoire de chacun, depuis toujours »synthétise le New Yorkais.
Le livre a connu un succès immédiat en Israël… mais il a fait un flop en dehors de l’État juif. À tel point que Harari s’est retrouvé à proposer une traduction anglaise pour auto-édition sur Amazon. À l’époque, son adresse e-mail figurait sur la page de couverture et son mari, Itzik Yahav, réalise les illustrations. Quelques centaines d’exemplaires sont vendus et trois ans plus tard, les éditeurs anglo-saxons flairent la bonne affaire. Rapidement relayée par quelques aficionados du luxe, comme Bill Gates. « J’ai toujours aimé les écrivains qui relient les points. »il l’a écrit sur son blog en 2016. Barack Obama, qui juge sur CNN qu’il « Cela aide à mettre les choses en perspective »il le glisse également dans sa liste des livres de l’année. Mark Zuckerberg, pour sa part, le place sur les étagères du Book Club de Facebook.
L’accueil a été plus tiède parmi les universitaires, même si l’essai figure depuis des années au palmarès des best-sellers, au point qu’en France, Albin Michel n’a toujours pas publié de version de poche dix ans après sa parution. L’anthropologue canadien Christopher Hallpike a publié une critique vitriolique du livre, « dépourvu de toute contribution à la science »pertinent pour le« infodivertissement » selon lui. Un procès de démagogie que le neuroscientifique indien lui fait aussi Darshana Narayanan, qui le place dans la catégorie des « scientifiques populistes ».
« Il élabore de grandes théories, très séduisantes. Mais s’il est indéniable qu’il a effectivement beaucoup lu, il n’est pas capable de relier les choses, de tirer des conclusions comme ça. La science ne fonctionne pas comme ça. »
Darshana Narayanan, neuroscientifiquedans la revue « Actualités »
Celui qui a répertorié les erreurs factuelles dans les livres de Harari dans Actualités ajoute : « S’il avait publié ses thèses dans une revue scientifique, il y aurait forcément eu un travail de fact-checking ou de peer review. Ce n’était pas le cas pour le livre. » Un exemple parmi d’autres : la confusion entre les guépards et les léopards qui ne vivent pas dans les mêmes zones d’Afrique.
Le directeur de thèse de Harari à Oxford, Steve Gunn, l’admet à moitié dans le New YorkaisIl admire la capacité de son élève à « C’est jouer à saute-mouton avec la vérification des faits. Elle pose des questions si vastes que personne ne peut vraiment répondre de manière catégorique : « Cette partie est fausse, cette partie est fausse. » Personne n’est un expert sur ce que signifie chaque chose. »
« Il s’agit d’un aperçu et d’un livre qui n’est pas destiné à la communauté scientifique »défend Boris Valentin, spécialiste de la préhistoire et enseignant à l’université Panthéon-Sorbonne. Il s’en prend également à la révolution agricole présentée comme soudaine « alors qu’il a fallu deux bons millénaires »sur une vision parfois trop centrée sur l’Europe et le Moyen-Orient ou sur une narration « une histoire plurielle trop linéaire »Cela ne l’empêche pas de placer volontiers Yuval Noah Harari aux côtés d’Alain Decaux dans la catégorie des « Les historiens comme passants ». « Ce qu’il écrit est simplifié. C’est dans le contrat avec le lecteur, la « brève histoire de l’humanité ». Mais en aucun cas simpliste. »il a applaudi.
Quasiment un incontournable pour la nouvelle figure de proue de la « Grande Histoire », ouvrages ambitieux embrassant différentes disciplines sur l’ensemble de l’histoire de l’humanité. « En douze ans d’école israélienne, je n’ai jamais eu une seule leçon sur l’histoire chinoise ou sur quoi que ce soit d’antérieur au judaïsme. Ne parlons même pas de la révolution agricole.Harari résume dans le New Yorkais. Les gens ont besoin de cette vue d’ensemble, et Sapiens « Nous les fournissons d’une manière que nous nous sommes efforcés de rendre accessible, intéressante et amusante. »
L’accessibilité se reflète également dans son utilisation parcimonieuse des références et des notes de bas de page. Sapiens il n’en contient qu’une centaine en 480 pages. « Combien de personnes citent aujourd’hui ce livre pour des idées qui sont, en fait, connues dans le monde scientifique depuis bien plus longtemps ? se lamente Stéphane Debove, docteur en sciences cognitives et YouTubeur vulgarisateur sur sa chaîne Homo Fabulus.
L’une des conséquences du succès de Harari pourrait être de pousser les universitaires à adopter un langage plus accessible : « Je milite pour que les chercheurs écrivent plus simplementajoute Stéphane Debove. Il y a une sorte de biais cognitif qui fait que nous avons l’impression de ne pas être pris au sérieux lorsque nous nous exprimons avec des mots simples. Comme si nous devions embrouiller le lecteur pour qu’il pense que nous disons des choses profondes.
D’Alain Decaux 2.0, Yuval Noah Harari est devenu philosophe et penseur avec ses œuvres suivantes Homo Deus Et Vingt et une leçons pour le XXIe siècle. Ce qui lui a valu une certaine gentillesse de la part de ceux-là qui a mis Platon et Sophocle dans leur bol de céréales du petit déjeuner. Le philosophe Roger Pol-Droit voit en lui un « c« acteur habile » et un « penseur fragile » Dans Les Échos. Lirec Ferry juge, lui, Homo Deus « fallacieux »de « Orwell repeint aux couleurs de la Silicon Valley »Dans Le Figaro.
Mais pas de quoi ternir son statut de chouchou des élites mondialisées et des milliardaires de la tech. Le Forum de Davos l’a invité en 2016 ? Il a décliné, les participants à sa conférence n’étant pas à la hauteur, raconte son mari et agent. L’année suivante, sa conférence s’est intercalée entre celles d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel au grand rassemblement suisseEn Israël, on dit que c’est la lecture de Sapiens qui a encouragé le Premier ministre Benjamin Netanyahu à ne pas manger de viande tous les lundis.
Une présentation de Homo Deus en privé à l’Elysée, conférences dans la Silicon Valley et statut de gourou Nouvel âge des grands et des bons de ce monde lui ont valu une haine tenace de la part d’une partie de la gauche. L’universitaire Danny Gutwein l’a résumé dans un article cinglant publié dans le quotidien Ha’aretz. Il voit en Harari « l’idéologue domestique des élites libérales » qui explique longuement dans son ouvrage que l’homme n’a aucun contrôle sur son destin. « Dès son premier livre, Sapienson en ressort avec l’impression que l’histoire du monde s’est faite sans politique, selon une sorte de code naturel »Gutwein explique dans LibérerUn message qui renforce l’ordre social actuel, selon lui.
Politiquement, la petite PME de Harari – cinq employés à temps plein, dont un chef péruvien avec des plats végétaliens inégalés, selon le New Yorkais – veille scrupuleusement à éviter tout faux pas. Débattre avec Trump, c’est bien, mais pas en public. Hors de question de s’afficher avec des colons israéliens. « Nous ne savons pas exactement où il nous emmène.concède Boris Valentin, mais si tout le monde s’y projette, c’est que le livre est assez ouvert. » Jean-Luc Mélenchon, que l’on peut difficilement soupçonner de libéralisme, n’a-t-il pas cité Harari dans une interview à Socialiser ? « Yuval Noah Harari montre dans Sapiens que la stabilité des groupes humains dépend de l’imagination qui les rassemble »a déclaré le leader de la France Insoumise.
C’est peut-être ce qui fait de lui le « premier penseur mondial du 21e siècle »selon L’économisteou même le « le penseur le plus important du monde »selon Le point. Pouvoir donner des points bonus à Francis Fukuyama, le théoricien de la « fin de l’histoire » après la chute de l’URSS. Donner son avis sur la marche à suivre pendant la crise du Covid-19, sans aucun diplôme scientifique, dans l’émission phare de CNN, sur la BBC, ou dans le Le Financial Times… La liste n’est pas exhaustive. Demandé par le New Yorkais À propos de la place de son mari au panthéon mondial, Itzik Yahav a répondu : « Quelque part entre Madonna et Steven Pinker », un célèbre psycholinguiste américain et auteur à succès. C’est ça, être une rock star dans l’histoire.
hd1