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« Pipeline », de Rachel M. Cholz : le chant des siphonneurs

« Pipeline », de Rachel M. Cholz : le chant des siphonneurs

Pipeline

par Rachel M. Cholz

Seuil, 222 p, 19 €.

 » Les viandes se cachent derrière les fenêtres. » Et même,  » la lune lui léchait les tripes avec une vivacité étincelante” : dès les premières pages, le lecteur est happé par ces formules âpres et fulgurantes, ces chocs d’images d’où émerge une poésie intense et paradoxale, née de la matière la moins poétique. Pipeline arpente une Belgique périurbaine sans attraits, une morne plaine de bitume, des entrepôts sinistres, des friches pleines de Capri-Sun et de chiendent. Les habitants de ces paysages lugubres sont à leur image, comme si l’environnement sécrétait l’espèce.

L’essence plus chère

Ainsi la narratrice anonyme, jeune squatteuse dans « une maison de fous », nous raconte ses mésaventures avec Alix, un petit homme aussi musclé qu’instable, une pure créature urbaine qui danse au milieu de la circulation où il mendie. . «  C’est comme ça qu’il gagne de l’argent. En frappant les nationaux. Ce qu’il veut : les trajectoires les plus habiles. Faire éclater le flux. (…) Il reste coincé dans les files d’attente et sent le diesel en demandant de l’argent. » Le diesel est la première ressource de trafic qui permet à Alix et son acolyte de survivre : le cours boursier du carburant rythme les pans du roman, où l’on apprend que « Comme l’essence coûte plus cher, le mot siphon connaît une popularité croissante dans les recherches sur Internet. »

Et justement, siphonner les véhicules, éviter les « bleus » (la police), revendre les bidons à Fetnat, l’ami et complice mécanicien, tel est leur quotidien chaotique, un mode de vie à eux au-delà du besoin d’argent. On suit avec délice les pérégrinations de ces modernes picaros, aussi marginal que les coquins espagnols qui ont donné leur nom au genre picaresque.Pipeline s’inscrit bien dans ce genre, une histoire fragmentaire dont l’intensité monte soudain entre deux siphonnages : un épisode de peur lorsqu’une canette de Fanta bloque la pédale de frein sur l’autoroute, un moment d’euphorie tout aussi inattendu lorsque l’on traverse une fête organisée dans le au milieu d’une friche urbaine.

Une autre échelle

Mais le roman unifie et se réorganise lorsqu’apparaît le pipeline qui lui donne son titre, découvert par Alix, tout comme le trafic de nos pieds nickelés se réorganise en un réseau complexe. Siphonner directement un pipeline augmente la quantité de diesel et les revenus associés, mais nécessite davantage de ressources et de main d’œuvre, notamment pour approvisionner en carburant les grandes barges. L’horizon du livre s’élargit alors. L’histoire, de plus en plus prenante, accueille de nouveaux personnages, s’enrichit des problèmes posés par la nouvelle ampleur du trafic, et propose des morceaux de courage, comme une fuite effrénée dans une camionnette chargée de bidons de gasoil.

Le langage, enfin, s’élargit, devient de plus en plus technique, sans perdre son caractère expérimental. La vision restreinte du monde se transforme en un aperçu des dynamiques capitalistes contemporaines. S’invente alors une poésie des flux où le langage agrège et fusionne métaphoriquement différents plans : ceux du diesel, de l’argent, des véhicules et des humains, mais aussi du sang versé et des désirs qui traversent les corps. Les flux se tendent, l’histoire s’emballe, et les phrases, petits blocs de matière, s’articulent et s’accélèrent en un chant frénétique jusqu’au grand final. «  Nous voulions du risque. Mais le bonheur le plus éclatant nécessitera nécessairement sa fin. »

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