La polémique qui a suivi a mis en lumière le livre d’occasion et la variété de ses pratiques. Partant d’une interrogation sur la valeur et le sens de la circulation des livres rendue possible par leurs multiples modes de distribution, Olivier Bessard-Banquy, professeur de littérature à l’université Bordeaux-Montaigne, a constaté que la plupart des analyses économiques ou sociologiques ne considèrent le livre que comme un produit neuf. Pourtant, bien que rarement évoqué dans le débat public, le marché du livre d’occasion est déjà considérable, atteignant près de 900 millions d’euros en 2020, contre 4,3 milliards pour le livre neuf.
Le livre d’occasion a toujours été une source d’échanges : le livre d’occasion est né avec le livre neuf, dès la naissance de l’imprimerie. Mais le commerce électronique a récemment donné une nouvelle ampleur à ce marché, désormais accessible à tous, partout, tout le temps. Ce qui était marginal est devenu depuis les années 2010 une menace pour l’édition : bien souvent, pour se procurer un livre, la nouveauté n’est qu’une option parmi d’autres.
Objet matériel et symbolique, le livre a de multiples destins : exposé dans les rayons comme nouveauté de la rentrée littéraire, il peut rejoindre les rayons d’une bibliothèque soigneusement entretenue comme il peut être abandonné au hasard des rues. Tantôt sur un banc, tantôt dans les cartons à livres que l’on trouve désormais un peu partout.
Mais si ce système se fonde sur des idéaux et des normes informelles, il pourrait bien, comme le suggère une expérience que nous avons menée, dériver vers une logique plus commerciale, déjà répandue ailleurs dans le monde de l’occasion.
Don et contre-don, une logique inexprimée
Les boîtes à livres sont des bibliothèques ouvertes, mises à disposition dans les lieux publics, accessibles sans contraintes et gratuitement, et permettant de déposer ou de récupérer des livres (ou, parfois, des magazines ou même des DVD). Les premières sont apparues en Autriche, puis aux États-Unis dans les années 1990 ; on en compte aujourd’hui des dizaines de milliers à travers le monde.
Ce système repose sur plusieurs principes qui, pris ensemble, renvoient à la logique du don et du contre-don, mise en avant au début du XXe siècle.et siècle par le sociologue Marcel Mauss. Le dépôt et le retrait sont anonymes, sans obligation et déconnectés l’un de l’autre : rien n’empêche un individu de déposer des livres sans en prendre, ou un autre de prendre une partie ou la totalité d’une caisse de livres sans rien déposer. Par nature, il n’existe aucun système de contrôle, d’enregistrement ou de suivi des apports et des retraits, que ce soit en termes de quantité ou de qualité des livres ou d’identité de l’utilisateur.
Les boîtes à livres créent un échange déconnecté de toute nécessité pratique. On ne vient jamais chercher un livre précis. Tout le processus n’est adossé à aucune contrainte formelle ou légale comme dans une bibliothèque municipale où il existe des conditions d’inscription et des règles d’emprunt. Tout est basé sur le volontariat.
Tout ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de normes dans les échanges. On constate en effet que les usagers des boîtes à livres déposent autant qu’ils prennent, et ce, de manière proportionnelle : personne ne prend tous les livres en vrac. Prendre est socialement corrélé au dépôt, le contre-don est lié au don : chaque usager a assimilé cette discipline qui reste pourtant inexprimée.
L’attente implicite des individus qui utilisent les boîtes à livres est qu’elles ne soient ni vides (on apporte un livre en échange de celui qu’on prend), ni débordantes (on n’y jette pas des livres obsolètes, abîmés ou destinés au recyclage). Ainsi, comme dans le modèle de Marcel Mauss, bien qu’apparemment volontaires, le don et le contre-don répondent en réalité à des obligations sociales bien précises.
Les liens avec cette théorie sont renforcés par la valeur symbolique des objets en jeu. Dans la boîte à livres, l’échange n’est pas seulement matériel ; chacun apporte un livre qu’il recommande d’une manière ou d’une autre aux autres. Le dépôt est à la fois une prescription et une projection de l’image que l’on souhaite donner de soi si l’ensemble reste anonyme.
Au-delà de leur utilité matérielle, somme toute modeste, les boîtes à livres sont donc un véritable réceptacle de valeur symbolique et sociale. Bien plus, par exemple, que le dépôt de livres dans un point de collecte associatif ou une déchetterie car, dans ces deux cas, le donateur ne s’aperçoit pas de la réception de son don : dans la boîte à livres, le cycle don/contre-don se mesure visuellement, il suffit de passer devant pour constater que le livre déposé a été emporté ou, parfois, qu’il réapparaît après lecture.
2 500 livres partagés… et immédiatement partis !
Certaines boîtes sont créées par des associations, d’autres par des particuliers, d’autres encore par des entreprises (commerces, hôtels, résidences seniors…) ou des communes : la ville de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) a par exemple installé dans chaque quartier de la ville une grande boîte à livres, bien visible et savamment protégée des intempéries. Particulièrement appréciées des habitants, elles sont le lieu de notre expérimentation.
Car une question se pose autour de cet objet iconoclaste : son mécanisme de don/contre-don peut-il résister à la logique marchande qui contamine le secteur ?
L’essor des plateformes de revente de livres d’occasion entraîne en effet des comportements qui peuvent perturber la logique altruiste des boîtes à livres. Les livres d’occasion ont désormais une valeur économique, déterminée par l’offre et la demande et traduite formellement par les prix d’achat et de vente sur des sites comme Gibert, Momox, Leboncoin, La bourse aux livres ou Ebay et Amazon. Dès lors, les particuliers vont fréquenter les sites de revente de livres (comme les vide-greniers) pour acheter des livres à des prix très bas dont ils savent qu’ils seront rentables (ils utilisent les codes-barres ou les numéros ISBN pour obtenir des informations en temps réel). Il n’est plus utile de s’intéresser au contenu du livre, ni même de savoir lire ou parler français ; la conversation avec le vendeur et l’interaction sociale deviennent superflues.
Les cartons à livres tiennent-ils le coup ? Ont-ils été contaminés par ces excès ? Pour notre expérience, 1 200 livres d’occasion de la catégorie romans policiers, en format poche et cartonné, ont été discrètement marqués puis placés dans six cartons à livres de la ville de Maisons-Alfort, choisie pour sa proximité avec de nombreux lieux de revente de livres d’occasion (dans le sud-est de Paris).
L’observation des lieux après remplissage a montré que quelques passants, simples curieux ou habitués, piochaient un ou deux titres parmi ces nombreuses « nouveautés ». Mais, très vite, des individus munis de sacs ont emporté la quasi-totalité du contenu des caisses de livres. Celles-ci ont ensuite été remplies par nos soins avec un nombre identique de livres. Au total, 2 500 polars et romans policiers ont ainsi été disséminés dans la ville. Le même phénomène s’est reproduit : dès le lendemain, elles étaient vides. Dans les semaines qui ont suivi, la fréquentation des librairies d’occasion proposant des achats immédiats et situées à proximité (XIIet et XIIIet (arrondissements de Paris) ont permis à plusieurs dizaines d’exemplaires des livres que nous avions marqués de réapparaître.
Vers un utilitarisme froid ?
Les boîtes à livres sont ainsi pillées pour revendre les meilleures pièces, soit à des boutiques, soit à des sites et plateformes en ligne. C’est tout le principe du don et du contre-don qui s’effondre, malmené par un usage strictement utilitaire et commercial. Quelle conséquence cela a-t-il sur le contenu ? On n’y trouve que des livres sans intérêt ou abîmés, les usagers n’y trouvent plus de « contre-cadeaux » de qualité, qui justifieraient de déposer leurs propres livres. Le modèle perd toute légitimité en raison de la loi de Gresham, selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». La fréquentation s’amenuise, les boîtes échouent.
Ce glissement du don vers le marché est-il propre au livre d’occasion ? Dans leur rapport pour l’Ademe intitulé « Objets d’occasion : surconsommation ou sobriété ? », Lucie Brice Mansencal, Valérie Guillard et Charlotte Millot constatent que certains utilisateurs de plateformes de vente de produits d’occasion comme Vinted ou Leboncoin se professionnalisent. L’usage des biens d’occasion n’est plus motivé par la combinaison de la quête de lien social et de solidarité, comme dans les vide-greniers ou les ventes caritatives comme Emmaüs, mais par la volonté d’acheter de manière économiquement efficace, voire de faire du profit.
La conséquence est la baisse de la qualité des dons faits aux plus démunis et la recherche exclusive d’une compensation financière. Alors que le marché de l’occasion a été historiquement fortement marqué par la logique du troc ou de l’échange, la dimension symbolique qu’on pouvait y trouver s’estompe, remplacée par un utilitarisme froid.
Espace jusque-là protégé, fragment d’utopie bienveillante dans la ville, la boîte à livres n’échappe pas à ces détournements intéressés, heureusement encore marginaux.