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Gaia, histoire d’un concept

En 1974, un article au titre énigmatique paraît dans la revue scientifique Dites-nous : «  Homéostasie atmosphérique par et pour la biosphère : l’hypothèse de Gaia » («  Homéostasie atmosphérique par et pour la biosphère : l’hypothèse « Gaïa « ). Co-écrit par James Lovelock, un scientifique britannique indépendant, et la biologiste américaine Lynn Margulis, le texte formulait l’hypothèse d’une Terre autorégulée, comme un être vivant. Ils l’ont baptisée «  Gaïa », du nom de l’ancienne déesse grecque. Cette hypothèse suscite rapidement l’ire des biologistes évolutionnistes et alimente une polémique qui durera une dizaine d’années, au terme de laquelle «  l’hypothèse de Gaïa » finit par apporter un parfum de scandale dans la communauté scientifique, hormis une poignée de fidèles de Lovelock.

C’est du moins l’histoire répétée à maintes reprises par Lovelock lui-même. Or, comme le montre l’historien des sciences Sébastien Dutreuil dans son ouvrage Gaia, terre vivante (La Découverte) Au terme d’une plongée dans les archives de Lovelock et Margulis, Gaia n’a pas été contestée en tant qu’hypothèse, mais en raison de sa double nature : elle est à la fois un programme de recherche scientifique et une philosophie de la nature à vocation politique.

Cet essai prolonge la thèse que Sébastien Dutreuil a consacrée à la formulation de Gaïa. Fin connaisseur de la naissance du concept, l’auteur entend dépasser la polémique pour situer Gaia dans son contexte scientifique. Car Gaia était alors loin d’être la seule théorie holistique (1) en vigueur.

«  Une certaine façon de concevoir la Terre »

Depuis la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux «  Théories de la Terre » pensé, à la manière des philosophes de XVIIIᵉ siècle, le globe dans sa totalité et non morceau par morceau comme la géologie de XIXèmeᵉ siècle. Mais la plupart d’entre eux ont négligé un élément crucial : la vie. La géophysique, soutenue par les gouvernements américain et soviétique en pleine guerre froide en raison de sa capacité de surveillance planétaire, réduit le globe à un ensemble de mécanismes physiques. ; géochimie dans une grande usine chimique ; et la métaphore de «  vaisseau spatial Terre » un objet inerte à placer entre les mains d’une élite technocratique.

De ce point de vue, Gaia doit être considérée comme «  une certaine manière de concevoir la Terre, des alternatives aux autres conceptions globales de la seconde moitié du siècle XXᵉ siècle ». Sa singularité : mettre en valeur «  prodigalité vitale » grâce à quoi tous les êtres vivants – que Dutreuil regroupe sous le nom de «  Vie »un méta-individu – modifie les mécanismes chimiques et physiques à la surface du globe et le maintient habitable.

Loin d’être une simple hypothèse, Gaia a inspiré un cadre de recherche unique, qui a vu le jour une dizaine d’années plus tard grâce au Programme International Géosphère-Biosphère (IBGP), soutenu par les autorités duONU. Bien que leIBGP est clairement moins célèbre que le GIEC ou leIBPES, ses concepts sont bien connus de l’opinion publique, qu’il s’agisse des limites planétaires et de la barre des 2°C à ne pas franchir, des points de bascule à surveiller ou encore, plus récemment, de l’Anthropocène. Pourtant, les sciences du système Terre ont beau s’inscrire dans la lignée de Lovelock et Margulis, elles n’ont jamais revendiqué ouvertement – jusqu’à récemment – l’héritage de Gaia, jugé trop sulfureux.


Alors que plusieurs disciplines réduisaient la Terre à un ensemble de mécanismes physiques et chimiques, l’hypothèse de Gaïa apportait la perspective d’un tout cohérent et actif.
NASA / Unsplash

Cela est dû notamment à la double nature de Gaïa. Contrairement à d’autres théories de la Terre, Lovelock et Margulis ont doublé leur conception scientifique d’une composante philosophique remettant en question l’impact de l’homme moderne sur la planète. En effet, Gaia, contrairement à l’histoire racontée par Lovelock tout au long de sa vie, n’est pas née lors de sa recherche de vie extraterrestre pour la NASA. Loin de l’espace, Gaia est née sur Terre… au cœur des industries chimiques.

En effet, pour assurer son indépendance de toute institution scientifique, ce que Lovelock détestait, le chercheur anglais a monétisé son savoir-faire, notamment d’ingénieur, auprès des champions de la pétrochimie, comme Shell ou DuPont de Nemours. En 1957, le consultant invente le détecteur à capture d’électrons (DPE), un outil rapidement adopté par les compagnies pétrolières en raison de ses excellentes capacités d’analyse d’éléments chimiques, même en très petites quantités.

Grace à’DPE et sa position dans l’industrie chimique, Lovelock fut présent à toutes les controverses environnementales des années 1960 et 1970, aussi bien celles concernant le rôle des chlorofluorocarbures dans l’origine du trou dans la couche d’ozone que celle de DDTdénoncée par Rachel Carson, et celle du smog pétrochimique qui noyait la Californie.

Nouvel Âge et écoféminisme

De par sa position à la croisée des milieux académiques et industriels, Lovelock a pu formuler, à travers Gaia, «  une réflexion anthropologique sur la pollution ». Cela n’a cependant pas empêché Lovelock, solidement lié à ses employeurs, de défendre, en bon marchand de doute, leurs activités en naturalisant la pollution chimique, en détournant l’attention sur les méfaits de l’agro-industrie en train de s’implanter ou en caricaturant ceux qu’il appelé le «  légumes verts ».

Malgré les positions controversées de Lovelock, bon nombre d’écologistes se sont rapidement emparés de Gaia. Autant la réception scientifique fut controversée, autant sa réception culturelle fut large, touchant des sphères aussi différentes que la nébuleuse New Age, les milieux écoféministes ou les nouveaux philosophes de la nature, dont Bruno Latour, qui considérait Gaia comme une révolution conceptuelle aussi forte que celle de Galilée en son temps. Autant de mouvements qui ont vu en Gaia un cadre philosophique solide pour remettre en cause la conception moderne du globe : froid, inerte, mécanique. Auréolée d’une légitimité scientifique – bien qu’elle-même sujette à débat – Gaia fournissait ainsi des arguments à ceux qui souhaitaient célébrer l’énergie vitale, défendre le reste du vivant ou critiquer l’influence humaine sur la planète.

«  Connexion Gaïa »

C’est probablement ce mélange des genres qui a perturbé la communauté scientifique. Si les définitions vitalistes de la Terre sont très anciennes, elles ont été, au moins depuis Galilée, reléguées en marge de la science moderne. C’est le contraire avec l’hypothèse Gaia puisque, comme le note Sébastien Dutreuil, cette dernière «  a amené au cœur de l’appareil scientifique moderne ce qui est habituellement sagement confiné à ses marges ». Cette réception plus large a elle-même été alimentée et entretenue par Lovelock et Margulis, qui ont affiné leur hypothèse initiale au contact de la contre-culture environnementale de l’époque, notamment au sein de l’American Whole Earth Catalog ou du British Schumacher College, qui mêlaient tous deux science, ésotérisme et activisme écologique. .

Cinquante ans après la publication originale de l’article, que reste-t-il de Gaïa ? Reconnue tardivement pour son influence clandestine au sein de la communauté scientifique, que Dutreuil appelle la «  Connexion Gaïa », la théorie de Lovelock et Margulis a depuis largement dépassé l’hypothèse scientifique initiale. Gaïa fait désormais partie de ces paroles aussi vastes que concrètes et donc fédératrices – au même titre que «  nature » Ou «  les vivants » —, pour penser une alternative à l’exploitation effrénée de la planète.

Gaïa, Terre Vivante. Histoire d’une nouvelle conception de la Terrede Sébastien Dutreuil, aux éditions La Découverte, collection «  Les empêcheurs de penser en rond »Mars 2024, 512 p., 25 €.

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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