Les témoignages envoyés au mouvement Emmaüs depuis un an, spontanément puis à la suite de l’enquête, sont, d’une certaine manière, terriblement ordinaires : et le préjudice et la culpabilité sont les mêmes qu’il s’agisse d’agresseurs anonymes ou de personnalités connues. Un agresseur anonyme a souvent une famille qui l’aime, et des proches qui sont abasourdis.
Ici, la famille est composée de dizaines de milliers de compagnons, bénévoles, salariés du mouvement Emmaüs, et les proches sont presque toute la population française, qui a si longtemps fait de l’abbé Pierre sa personnalité préférée et qui a nourri une affection sans bornes pour l’homme au béret, à la cape et à la petite voix faible.
Le mouvement Emmaüs n’aurait pas existé sans l’abbé Pierre, sans son côté visionnaire, sans son charisme, sans son caractère hors du commun. Il s’est pourtant construit à la fois dans la vénération de son fondateur et dans une certaine distance.
Porter atteinte à l’image du défenseur des pauvres
J’ai été acteur d’une de ces mesures de distanciation. En 1996, je venais de devenir président d’une des sections communautaires lorsque l’abbé Pierre apportait son soutien à Roger Garaudy, auteur d’écrits révisionnistes et négationnistes. J’avais menacé de quitter le mouvement si nous ne réagissions pas. Je me souviens d’une journée dramatique où la trentaine de personnes qui occupaient des responsabilités dans le mouvement Emmaüs s’étaient réunies pour en discuter.
Il y avait ceux, souvent d’anciens compagnons de route, qui expliquaient qu’ils devaient tout à l’abbé Pierre, ce qui les rendait incapables de porter un regard critique sur leur sauveur. Il y avait ceux qui se demandaient qui avait intérêt à nuire à l’image du défenseur des pauvres. Et il y avait quelques-uns d’entre nous qui considéraient que, quelle que soit notre admiration pour l’abbé Pierre, nous ne pouvions tolérer une attitude contraire à nos valeurs.
C’est notre ligne qui l’a emporté et, pour la première fois de son histoire, le mouvement Emmaüs a acheté un espace dans la presse pour diffuser largement un communiqué dénonçant l’ambiguïté de son fondateur.
Le secret d’Emmaüs
Cela amena les anciens à m’expliquer un secret d’Emmaüs. La branche que je présidais avait été créée en 1958, pour s’autonomiser de l’abbé Pierre, dont le comportement était jugé problématique. En 1957, peu après l’appel de 1954 qui fit de lui une légende vivante, ses proches l’avaient envoyé dans une clinique en Suisse, en isolement, car son comportement avec les femmes était problématique.
Il n’était pas question d’agression, mais de pulsions. On parlait d’une maladie et d’un traitement qui lui avait été administré depuis. Et déjà, on considérait qu’une des missions d’Emmaüs était de se protéger et de protéger son fondateur contre lui-même et contre sa maladie.
Pendant un demi-siècle, le mouvement Emmaüs a cru que ces excès étaient chose du passé, qu’ils étaient surmontés et qu’il ne fallait rien faire pour détourner l’attention de la lutte contre la pauvreté et que l’on avait su canaliser l’énergie débordante de l’abbé Pierre vers des causes justes.
La maturité du mouvement Emmaüs
Si je rappelle aujourd’hui cette histoire, ce n’est pas pour ajouter à la période douloureuse que nous traversons, encore moins pour minimiser les faits, mais parce que nous ne pouvons comprendre le mouvement Emmaüs sans cette simultanéité dans la reconnaissance et la mise à distance, dans l’admiration des forces et la crainte des faiblesses de son fondateur. Et si le mouvement Emmaüs a réagi avec courage, se plaçant d’emblée du côté des victimes, c’est justement parce qu’il a acquis suffisamment de maturité, au fil des années, pour ne pas se placer dans l’adoration inconditionnelle, mais pour savoir distinguer l’ombre de la lumière.
Je me suis souvent demandé quel était le véritable héritage de l’abbé Pierre. Ce qu’il a pu faire, c’est donner envie à des générations entières de s’engager, de refuser la fatalité de la pauvreté, de devoir lutter contre la pauvreté, de prendre des risques. Elles l’ont fait parce que l’abbé Pierre leur a donné l’exemple, les a fait sortir d’une certaine zone de confort, les a obligées à ouvrir les yeux sur la réalité qui les entourait. Ces nombreuses personnes ne portent aucune responsabilité dans les écarts et doivent pouvoir continuer et encourager les générations futures à s’engager.
Défendre les plus vulnérables
Le plus choquant, c’est que le mot d’ordre de l’abbé Pierre était « servir d’abord ceux qui souffrent le plus », et nous voyons maintenant qu’il a créé des souffrances parmi les gens qui ne pouvaient pas se défendre. L’une des principales leçons à tirer de cette révélation est que la défense des plus vulnérables ne peut pas se faire dans une zone de non-droit.
L’abbé Pierre a fondé les communautés Emmaüs comme une utopie, aux marges de la légalité. Les règles sociales ne sachant pas faire place aux exclus, les communautés s’en passeraient, l’esprit de solidarité prenant la place. Et l’abbé Pierre pouvait utiliser son mythe comme rempart pour empêcher les pouvoirs publics de lui trouver à redire.
Les dernières décennies ont donné lieu à un travail considérable pour s’éloigner de cette conception qui risque de faire cohabiter le pire avec le meilleur, pour définir un cadre juridique permettant l’accueil de personnes vulnérables, participant aux activités de la communauté. Les crises récentes ont montré que ceux qui persistent à se placer en dehors de ce cadre pervertissent leur mission.
Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. C’est, pourrait-on dire, le deuxième combat du mouvement Emmaüs. Transformer les bonnes intuitions initiales en un environnement sécurisant pour les personnes les plus vulnérables. Les récentes révélations auront pour conséquence d’achever de couper le cordon ombilical. La cape ne jouera plus son rôle protecteur. Mais le rôle d’Emmaüs et de la Fondation Abbé-Pierre, aux côtés des autres associations, sera toujours aussi crucial.
Lors des obsèques de l’abbé Pierre, j’avais dit que le meilleur hommage à rendre aux victimes était de continuer. Aujourd’hui, ce que disent à juste titre les responsables du mouvement Emmaüs, c’est que le meilleur hommage à rendre aux victimes est de continuer la lutte contre la pauvreté.